![]() La poésie japonaise a été très tôt codifiée, et pratiquée non seulement pour le plaisir de la lecture ou de l’écoute, mais aussi pour remplir des fonctions sociales. C’est au VII° siècle que sur la base des traditions poétiques autochtones, se développe au contact de la Chine une nouvelle poésie que l’écriture permettra de conserver. Si elle est fidèle au substrat local, elle est enrichie de procédés inspirés des modèles chinois. Parmi les formes poétiques prédomine un schéma métrique utilisant des alternances de cinq et sept syllabes. Cette poésie a une place importante dans la vie sociale et cérémonielle de la cour. Elle connaît son premier sommet avec le grand lyrisme funèbre de Kakanomoto no Hitomaro, poète officiel sous les règnes des empereurs Tenmu(19) (672 – 686), puis de l’impératrice Jitô(20) ( 686 – 697). Comme nous l’avons déjà évoqué, plusieurs recueils de poèmes, à la fois anthologies, modèles et règles, furent commandités par les empereurs successifs. On citera en particulier :
En 1087, la compilation de la quatrième anthologie impériale sur l’ordre de l’empereur Shirakawa(26) (1053 – 1129), le Goshûi wakashu, « Le second recueil des poèmes glanés parmi les délaissés », marque le début d’une nouvelle période, celle d’un waka(27) conçu comme un art classique, obéissant aux canons définis dans les trois précédentes anthologies. La poésie n’est plus tant l’expression immédiate des mouvements du cœur, que celle des sentiments passés au crible du « hoi » ou « essence poétique » des choses, privilégiant l’expression indirecte des sujets lyriques [5.2.2.9].
L’échange de poèmes pour communiquer entre personnes, en particulier pour les affaires amoureuses, était courant. Dans le livre « Dit du Genji », l’auteur, Murasaki-Shikibu (973 ? - 1014 ?), insère de manière systématique des échanges de poèmes dans le cours du récit. L’exemple ci-dessous est extrait du livre 53 : Exercices d’écriture.
La forme la plus usitée était le tanka (短歌, tanka) ; il s’agissait de poèmes sans rimes, et dont la construction était rigoureuse. Ils étaient composés de trente et une syllabes, décomposées suivant la séquence : 5 – 7 – 5 – 7 – 7. Le tanka est construit en deux parties qui se complètent. Il était important de marquer une pause entre les deux. Traditionnellement la première partie décrit une image, une scène réelle, tandis que la deuxième partie peut évoquer des sentiments. Le tanka se devait de proposer un ressenti basé sur l’observation, et non pas des idées issues de la réflexion. Dans les périodes de Kamakura(28) et de Muromachi, du 12° au 16° siècle, les joutes poétiques appelées renga furent très populaires. Le mot lui-même illustre la règle, il vient de « Ren » qui signifie « Chaîne » et de « Ga(29) » qui signifie « poème ». Un premier poète proposait un tercet 5 – 7 – 5, et un deuxième le complétait par un distique 7 – 7. Un troisième composait ensuite un nouveau tercet complétant le distique, et ainsi de suite. Cette forme de jeu poétique était très codifiée, et les participants devaient se mettre d’accord au préalable sur les règles à respecter. En fonction du nombre de versets, ils avaient un nom particulier : le juinku pour 12 versets, le jusanbutsu pour 13, le shishi pour 16, le hankasen pour 24, le kasen pour 36 et le hyakuhin pour 100. Pour certains, les règles se compliquaient en imposant des thèmes en fonction de la position des versets dans la chaîne. Cette forme très sérieuse de la poésie fut enrichie dès le dixième siècle d’une forme « comique », les haïkaï renga, qui utilisaient des jeux de mots, des images de la vie courante, du vocabulaire populaire voire trivial. Les deux formes poétiques avaient leurs champions qui bien entendu étaient rivaux. On raconte(30) qu’au palais de Minase, sous le règne de l’empereur Gotoba(31), les deux groupes de poètes habitaient des bâtiments séparés par un jardin au milieu duquel se trouvait un pin. Un jour que la brise soufflait, Jichi Osho, qui appartenait au groupe des « sérieux » composa un poème et l’envoya à ceux que l’on traitait de « légers » : Entre ceux qui sont « tout-esprit » Et ceux qui sont « sans-esprit » La brise chante dans le pin ! Comment voulez-vous que nous Les entendions dans le jardin ? Muneyuki-kyo répondit : Les gens disent Que nous sommes « sans-esprit » Mais nos oreilles fonctionnent bien Ainsi nous écoutons la brise Qui chante dans le pin du jardin.
En évoluant, le premier verset des haïkaï, le hokku, prit de plus en plus d’importance comme étant celui qui situait le monde dans lequel le haïkaï allait se développer. Le terme haïku provient de la contraction des termes haïkaï et hokku, et devint un genre poétique autonome. Ce terme n’a vraiment émergé qu’au 19° siècle avec les efforts de formalisation faits par Masaoka Shiki {2.2.4}. Néanmoins, c’est le poète Bashô (1644 – 1694) qui est considéré comme l’inventeur(32) de ce qui allait devenir le haïku, et le premier des haïjin. Mais le haïku, tel qu’il se construit alors, reste très codifié, et l’on pourrait dire sérieux, par rapport à un autre genre poétique qui trouve la même origine dans les haïkaï renga, mais qui exploitera le côté populaire de celui-ci. Si l’humour ou la dérision sont parfois esquissés dans les haïku, c’est le comique qui est recherché dans le senryu, la satire, la parodie ou l’érotisme. Faire la différence entre un haïku et un senryu, c’est d’abord observer cette différence dans le choix du sujet et l’émotion que l’auteur veut faire passer au lecteur, mais c’est aussi traditionnellement par le fait que pour le senryu on n’utilise pas de kigo ou mot de saison. On aura avancé un peu plus dans la compréhension de ce qu’est un haïku à l’avant-dernier paragraphe de ce chapitre {2.5}, et nous décrirons brièvement le senryu dans le dernier paragraphe {2.6}, en même temps que nous en donnerons des exemples. Enfin, avant de conclure ce chapitre, il est intéressant, dans la continuation de l’idée évoquée plus haut d’une complémentarité entre haïku et ukiyo-e, de mentionner l’ouvrage réalisé à partir de 1840 par Hokusaï (il avait alors près de 80 ans), pour illustrer l’anthologie des « Cent poèmes par cent poètes » réalisée par Fujiwara no Sadaie (1162 – 1241). Le succès de cette anthologie ne s’est jamais démenti, et presque tous les écoliers connaissent ces poèmes ; ce sont des tanka de 31 syllabes. Dans "Les 100 poésies" Hokusaï s’éloigne parfois très loin du contenu des poèmes. Parfois il ridiculise la noblesse comme les numéros 1 et 61 l’illustrent. Trois exemples sont donnés ci-après, avec le poème original et les commentaires d’Hokusaï.
Tenchi Tenno (628 – 681), empereur : Ill. 18: Hokusaï - Illustration pour un poème de Tenchi Tenno
Je suis l'Empereur. Je suis allé là où mes fermiers travaillent. J'ai trouvé abri sous un toit qu'ils ont fait pour stocker la moisson de riz. La pluie d'automne tombe comme des larmes au travers des nattes de toit grossières, mouillant mes vêtements. La nature a-t-elle attendu pour m'apprendre cette leçon ?
Ise no Tayu (Ise no Osuke), morte en 1063.
Ill. 19: Hokusaï - Illustration pour un poème de dame Isé
La Dame Ise décrit qu'une branche de cerisiers, avec quelques fleurs seulement, avait été amenée autour de l'année 1000 par un courtisan, depuis un lieu situé à plus de 30 miles du palais ; les personnes les plus sensibles pouvaient les sentir partout dans tout le palais. L'Empereur Ichijo a confirmé qu'il les sentait aussi tout le temps et qu'il en était enchanté. Toutes les filles roucoulaient des "oh ça alors" et des "mochi-mochi", riaient sottement, mettaient leurs mains devant leurs bouches et délicatement agitaient leurs éventails. Le dessin d’Hokusaï montre les servantes qui auraient dit : "si quelques fleurs ont cet effet, voyons voir quel effet aura un arbre entier". Elles sont alors allées chercher le plus grand cerisier qu'elles pouvaient trouver, et on les voit ici démolir l'entrée du palais pour le faire rentrer. Cerise ou pas cerise - le propriétaire n'a pas apprécié.
Gonchunagon Sadaie (Fujiwara no Sadaie), 1162 – 1241
Ils brûlent les algues pour extraire le sel de la mer. Beaucoup de fumées sombres, tandis que le sel reste pour être gardé. Mon cœur est en feu, attendant mon amour, pour en faire partir la fumée et obtenir d’elle tout le sel. Retour
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