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2-5: Ce qui fait la beauté d'un haïku

 

Nulle trace dans le courant --

Où j’ai nagé

Avec une femme

Yamaguchi Seishi (68)

 

Il est difficile d’après ce que nous venons de voir d’essayer de conclure sur ce qui fait la force ou la beauté d’un haïku  quand on ne connaît pas la culture japonaise ou la langue japonaise. Lors d’une discussion sur la façon dont les haïku sont appréciés aujourd’hui au Japon, mon interlocuteur s’étonnait de mon intérêt pour cette forme si spécifique pour lui de la culture japonaise. Pour lui, le haïku le plus simple provoquait chez le lecteur des réminiscences de tout son acquis culturel. Ainsi en le lisant, ou en l’écoutant, ce n’était pas seulement l’image visuelle créée, la beauté de la structure, la beauté de la musique des mots, mais aussi toutes les références auxquelles le poème se référait qui étaient appréciées. Comme quand en français on utilise des extraits de poèmes, ou des images faisant clairement référence à des œuvres - littéraires, picturales, musicales, - pour ouvrir, la plupart du temps en faisant un clin d’œil complice, l’esprit du lecteur à d’autres horizons.

 

Il faut aussi je crois rechercher dans la quête sans fin de la pureté, de la simplicité, la raison des haïku . Que ce soit dans l’art pictural, les estampes ou les peintures de lettrés, l’art des fleurs (l’ikebana), l’art des jardins ou même l’architecture, le Japonais cherchera à épurer, à revenir au fondamental, à rejeter ce qui empêche d’aller à l’essentiel. Le superflu est au Japon incompatible avec la beauté ou l’art. Il peut être intéressant de se rappeler une historiette que l’on raconte souvent pour illustrer la culture japonaise.

 

Un empereur, jeune, avait demandé à un peintre célèbre de lui peindre un cheval. Celui-ci accepta avec plaisir, et lui promit de le faire sans tarder. Les semaines passèrent, les mois passèrent, le peintre ne lui envoyait pas son œuvre. Il dépêcha des coursiers et des officiers, et toujours la même réponse, il n’était pas prêt. Après de nombreuses années, l’empereur, lassé, alla lui-même à la demeure du peintre, et il lui donna une nuit pour que finalement il lui peigne son cheval, et ceci sous peine de mort. L’artiste veilla toute la nuit et au petit matin donna à l’empereur un dessin magnifique, tracé d’un seul geste et représentant un cheval en plein galop, la vie figée sur le parchemin. L’empereur, apaisé par la splendeur de l’œuvre, lui demanda pourquoi il avait fallu qu’il vienne lui-même pour que le peintre respecte sa promesse, alors qu’il n’avait eu besoin que de très peu de temps pour réussir le tableau. Le peintre le fit alors pénétrer dans son atelier, et le souverain ébahi vit des centaines et des centaines d’esquisses de cheval, toutes plus belles les unes que les autres. Le peintre prit la parole, et lui dit « Sire, depuis ma promesse, pas un jour n’a passé sans que j’essaye en vain de satisfaire votre désir, mais aucune de ces tentatives n’était digne de vous. Il m’a fallu toutes ces années pour trouver le geste parfait qui me permettrait de transcrire la vigueur, la beauté du cheval, sur cette toile ».

 

C’est cette recherche de la perfection du geste, autant que du résultat, que l’on peut retrouver dans la beauté d’un haïku . Et ceci doit être fait, luxe ultime, avec élégance. L’effort ne doit pas se voir, ce serait trop se mettre en avant. Elégance, c’est un des mots que mes interlocuteurs ont utilisé le plus pour essayer de m’expliquer l’émotion qu’ils ressentaient à la lecture d’un haïku. En ce sens, et comme évoqué plus haut, au-delà de l’image provoquée par le texte (l’observation), l’émerveillement devant la beauté de la scène, l’admiration (l’amour) devant la perfection de l’œuvre est un paramètre essentiel de la puissance du genre. On doit à la fois, et dans le même moment, « voir » une belle scène, « ressentir » l’émotion que l’artiste a voulu transmettre et admirer la façon, l’élégance du geste.

 

Le corset de règles qui cadre la réalisation des haïku  doit, à mon sens, se lire comme procédant de la même démarche. Imposer un cadre, une forme à l’exercice, le rendre difficile, c’est pousser au dépassement de soi. Ces règles sont tellement contraignantes que leur application sans génie ne pourrait que conduire à la réalisation d’exercices scolaires sans aucun intérêt, et surtout sans élégance. Respecter la règle avec élégance pour la faire oublier, c’est là le génie du bon auteur de haïku. Et n’oublions pas que si un Bashô est à l’origine du mouvement qui a conduit aux haïku, c’est en opposition à la forme sclérosée des poètes « sérieux ».

 

On peut rajouter, sans que cela ne soit contradictoire avec ce qui précède, que l’on ne peut nier la parenté que l’on perçoit entre l’art du haïku  et la pensée Zen . Les jardins de pierres dont on a parlé plus haut, l’agencement des temples et des jardins, sont autant de haïku traduits en architecture, on y retrouve tout ce qui fait ce genre, simplicité, élégance, contraintes, pureté, symbolisme, poésie !

 

 

Je quitte le temple zen –

J’entre

Dans la nuit étoilée !

Masaoka Shiki

 

Et enfin, si on se replace du côté de l’occidental lisant des traductions de haïku  japonais, on ne peut nier que notre esprit d’analyse cherche à percevoir, comprendre le sens caché derrière ces quelques mots, comme si on ne pouvait pas concevoir qu’une telle sobriété ne puisse en fait vouloir signifier quelque chose de plus important, de plus grand ou de plus profond que ce que l’on lit. Cela va nous conduire, in fine, à trouver effectivement une explication faisant référence à l’histoire, à la culture ou à la religion, qui va nous satisfaire, et le fait que sans doute elle n’a rien à voir avec l’intention première de l’auteur – compte tenu de tout ce que la traduction fait perdre – ne nous perturbera pas outre mesure, tout content d’avoir enfin compris ! Au plaisir simple de la beauté des mots, on y aura ajouté le plaisir intellectuel de la sophistication. Même si nous n’avons pas conscience de ce mécanisme, de cette « pulsion », je crois qu’elle joue un rôle important dans le plaisir, ou l’intérêt que nous ressentons vis-à-vis des haïku. Les commentaires « pompeux » de R.H. Blyth, mais aussi les commentaires inspirés et instruits des compilations ou anthologies disponibles sur le marché actuellement, en sont un bon exemple. Mais qu’importe, quel que soit le mécanisme, c’est notre plaisir à la lecture qui importe finalement.

 

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