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4-6: Julien Vocance et les haïku de guerre

 

Ill.  65 : Tranchées de la guerre de 14-18

Julien Vocance (161) est né Joseph Seguin le 5 mai 1878. Il est mort dans la Drôme en 1954 après avoir insufflé à la poésie française un peu d'Extrême-Orient. C'est de Saint Julien Vocance, petit village ardéchois, qu'il a emprunté le nom en signe d'attachement au terroir maternel. La famille de sa mère était en effet issue de la région d'Annonay. On se souvient des Montgolfier, les créateurs de la montgolfière. On se souvient nettement moins des Seguin, famille paternelle qui s'enorgueillissait du grand-père, Marc Seguin, l'inventeur de la chaudière tubulaire, une mince de trouvaille. Julien Vocance lui-même ne sera pas resté les bras croisés. Avec Fernand Gregh (1873-1960), Albert de Neuville (?-?), Paul-Louis Couchoud  (1879-1959) il sera l'un des tous premiers et probablement le principal haïjin  français.

De l'introduction de cette forme japonaise en France, les histoires de la littérature française n'ont retenu bêtement que la partie grossièrement visible de l'iceberg : Jean Paulhan  a préparé, la belle affaire, un dossier pour la NRf de septembre 1920 sur une proposition de Jean-Richard Bloch , ce que l'on oublie de mentionner malgré l'extrême qualité de cet homme dont témoigne la récente édition d'Offrande à la poésie (Le Torii éditions, 2001). Mais Julien Vocance  n'est pas en reste. Si, formellement, c'est l'essayiste nipponisant Paul-Louis Couchoud  qui importe le petit poème de trois vers, Vocance est un militant qui va produire assez vite des œuvres conséquentes.


Rappel des faits : en 1903 (ou 1905, la date n'est pas établie fermement), Couchoud et deux amis publient une plaquette intitulée Au fil de l'eau. Le tirage de trente exemplaires ne permet pas de faire des miracles. La bonne parole ne touche qu'un cercle étroit. Peu importe, Vocance possède le sien et s'en imprègne. Seulement, la guerre arrive et avec elle les tranchées, les meurtres et le sang. Le licencié en droit et en lettres Joseph Seguin, par ailleurs diplômé de l'École des Chartes, de l'École du Louvre et de l'École Libre des Sciences Politiques bigre , est équipé à titre gracieux par la nation d'une capote et d'un Lebel, d'un casque et d'une autorisation de se laisser massacrer. Par chance, il en réchappe, contrairement à Georges Sabiron  (1882-1918) qui n'aura eu que le temps d'écrire quelques haïku  de guerre avant de perdre la vie. Vocance y perdra un oeil mais sauvera sa peau. Du front, il rapporte Cent visions de guerre qui font références aux Cent vues du Fuji du peintre Hokusaï . Ses poèmes publiés dans La Grande Revue en mai 1916 sont éloquents. Avec une grâce incomparable, il exprime l'imminent surgissement de l'horreur.

 

Créateur méticuleux, miniaturiste du langage, le chasseur de haïku  ressemble comme un frère à Félix Fénéon (1861-1944), le maître discret de Paulhan qui inventa avec les Nouvelles en trois lignes trois lignes... est-ce un hasard ? Une forme aussi spirituelle que frappante, nette et lourde d'un sens gonflé par la litote. Curieusement , certains haïjin  se révéleront bien proches de sa manière puissante mais sibylline. Voyez Vocance : " À leur table frugale,/ Un saucisson noir s'est invité.../ Il a défoncé trois poitrines ". Ces vers de Julien Vocance  n'ont pas été inspirés par un fait divers ordinaire. Ils signalent le même mépris de l'éloquence et des débordements verbaux, le même goût de l'ellipse que les nouvelles à malice de Fénéon. N'empêche, ce " mince horizon de mots " (R. Barthes) qu'est le haïku offre un champ inépuisable de registres et de thèmes dans les tonalités les plus variées. Si la règle originelle du haïku est très stricte, dix-sept syllabes réparties sur trois vers avec, obligatoire, la présence d'un " mot de saison " , les premiers haïjin français ont assoupli leurs contraintes en ne respectant pas toujours le compte des syllabes. Mais baste, qu'importent de vagues syllabes si le poème est beau, aurait pu commenter Laurent Tailhade.

 

Dès juin 1921, Julien Vocance  aura donné à la revue de René-Louis Doyon, La Connaissance, son manifeste du haïku  sous le titre d'" Art poétique ", cependant que ses poèmes ne seront rassemblés que très tardivement. Ils restent longtemps dispersés dans les grandes revues de l'époque comme Rythme et Synthèse ou dans cette étrange publication vouée à la promotion du haïku par ses créateurs, les frères Druart et René Maublanc  : Le Pampre (Reims, 1922-1926). Tout de même, en 1937, paraîtra Le Livre des haï-kaï (Malfère) dont une réédition ardéchoise a vu le jour en 1983. Treize ans plus tard, Patrick Blanche  en a proposé un choix (Voix d'encre, 1996).

 

Le 4 mai 1924, Couchoud  saluait l'œuvre de Vocance, le meilleur haïjin  de sa génération derrière lequel les petits poèmes de Paul Éluard pâlissent terriblement : " Vous avez porté le haïkaï  français aux sommets de la poésie, note Couchoud. Vous en avez fait l'instrument de la sincérité absolue, de la substance pure, de la note essentielle et criante. " Le haïku  doit faire vibrer l'instant, rendre compte de l'éphémère lorsqu'il touche paradoxalement au permanent ou à l'universel. D'ailleurs, c'est évident, les poèmes de Julien Vocance  relèvent du permanent.

 

Une sélection de haïku  de guerre de Julien Vocance , Georges Sabiron, Maurice Gobin  et Maurice Betz, provenant de la revue Pampre (162).

Les cadavres entre les tranchées,
Depuis trois mois noircissant,
Ont attrapé la pelade.

Rumeurs de veuves, d'orphelins,
Bourdonnantes, comme un essaim,
Sur ces pauvres corps déteints.

 

Sur son chariot mal graissé,
L'obus très haut, pas pressé,
Au-dessus de nous a passé.

Par petits paquets,
En éventail autour de lui,
Sa chair a jailli.

 

Malaise de toute la chair
, dans un instant, peut entrer
La mitraille proche.

 

Gris fer, gris plomb, gris cendré,
Gris dans les coeurs résignés :
Relève des tranchées.

 

Pour arriver jusqu'à ma peau
Les balles ne pourraient jamais
Se débrouiller dans mes lainages.

 

Dans sa flanelle
Ses ongles vont, picorant
Les petites bêtes.

 

Il a lu la lettre de l'écolière,
Il a bien regardé son nom,
Il a dit que ça n'était pas pour lui.

 

Dans les vertèbres
Du cheval mal enfoui
Mon pied fait : floche...

 

Dans un trou du sol, la nuit,
En face d'une armée immense,
Deux hommes.

 

Le guetteur avancé trébuche
Sur un cadavre verdissant.
Brusque repli vers la tranchée

 

Hier sifflant aux oreilles,
Aujourd'hui dans le képi,
Demain dans la tête

 

La mort dans le coeur,
L'épouvante dans les yeux,
Il se sont élancés de la tranchée.

 

Avec la terre
Leurs
corps célèbrent des noces
Sanglantes.

 

Tout le jour tu te lamentes, tu gémis...
De grâce, tais-toi?
On ne te demande pas de donner ta vie...

 

Parmi ces débris, ramassez
Ce qui peut être encore utilisé.
Vous laisserez le reste.

 

Sous les uniformes délavés
Qui gardent les plis dans la chute,
Des tas de cendre se forment par place.

 

Front troué, sanglé dans la toile de tente,
Sur son épaule un camarade l'emporte :
Triste viande abattue... qu'une mère attend.

 

Couleuvres acides,
Lancées dans la nuit,
Perdues dans les vignes...

 

Ferraille aiguë.
Tympan fourbu.
Maisons perdues.

 

Une belle lueur !...
Les mains aux paupières
Pour se protéger.

Préparés pour les sarcophages,
De blanc tout emmaillotés:
Ni mains, ni pieds, ni visage.

 

Les blessés sur les brancards
Attendent sagement leur tour
D'entrer dans la cage aux fauves.

 

Bonne comme ses yeux, douce comme sa voix,
Souple, sûre, sa main panse;
Elle pense, je crois.

 

Ils ont des yeux luisants
De santé, de jeunesse, d'espoir...
Ils ont des yeux de verre.

 

Les rafales de nos canons
D'une ville à l'horizon
Allument la vision brève

 

Ma tête à peine rentrée,
Un moustique siffle soudain
La crête de terre s'éboule.

 

Voici venir la nuit, si douce naguère.
Trouées de brusques lueurs,
Les ombres de la mort étreignent.

 

Terrés dans nos cagnas,
L'ouragan tournoyant de fer
Ne nous atteindra pas.

 

Quatre trombes de fumée noire,
Dont tout le sol est ébranlé !
Où tombera la prochaine bordée ?

Retenu par le poids du sac, à la renverse
Sur
la pente gluante,
Il gigote, hanneton comique et pitoyable.

 

L'entonnoir creusé par la mine
Se
prolonge dans les sapins
Dont les cassures flamboient.

 

Pansements durcis,
Vêtements flétris,
Visages fermés.

 

Des croix de bois blanc
Surgissent du sol,
Chaque jour, ça et là.

 

Je l'ai reçu dans la fesse
Toi
dans l'oeil
Tu es un héros, moi guère

 

Un trou d'obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel

 

La mort a creusé sans doute
Ces gigantesques sillons
Dont les graines sont des hommes.

 

Sentir
Que tout l'être s'effondre
Dans la faim, le froid et la peur.

 

En plein sur les travailleurs,
La lumière du projecteur
Les fait se jeter à terre.

 

Par la fatigue écrasés,
Ils ont les poses écroulées
Des cadavres de la plaine.

 

Dans la terre battue,
Le brun tourbillon
Des obus roulant comme des gosses.

 

Sur le moulin -
Lama qui s'irrite,
Un 77 souffle ses crachats.

 

Terrés dans nos cagnas
L'ouragan tournoyant de fer
Ne nous atteindra guère.

 

De grand pans de mur blafard,
Les hommes ont le cafard:
Vision lunaire.

 

Des arrivages de chair,
Bien fraîche, toute préparée,
Pour cette nuit sont signalés.

 

Soldat des tranchées,
Homme des bois,
Gorille originel

Le teint fleuri,
Le ventre déboutonné:
Cuisinier des officiers.

 

Au ras des tranchées,
Les éclats de chat en colère
Des Minenwerfer.

 

Petite fille au bras fauché,
Pourquoi jouais-tu ainsi?...
Tu pouvais être mienne...

 

Fleur qui respirait la lumière,
Son oeil gît,
La gorge tranchée.

 

Au petit jour,
Ils avalent goulûment
La soupe froide.

 

C'est ici vraiment le royaume des ombres
Errant á tâtons
Dans l'éternelle nuit.

 

Ça bombarde, ça bombarde.
Mais nous tenons tellement peu de place,
Et le monde est si grand!

 

Une mitrailleuse ensanglantée,
Avant de mourir a déployé
Son éventail de cadavres.

 

On ne t'enterrera, combattant
Que pour que ta charogne n'empoisonne pas
Les vivants.

 

Dans ses yeux déjà voilés
L'affreux souvenir a passé
De la femme et des petiots...

 

Faces fauchées, mufles exsangues,
Chair horrifique et pitoyable,
Que jamais plus des mains de femme n'aimeront.

 

Echappé de la lutte sanglante,
Sous la lampe du soir
Me réfugier près de toi.

 

Guerriers farouches!
Leur coeur chavire
Devant un bobo de gosse.

 

Vieux briscard,
Aux champs retiré,
Mais que l'après-guerre lamine.

 

Il s'assit,
Genoux au menton
Dans une encoignure de porte.

 

Deux levées de terre,
Deux réseaux de fil de fer:
Deux civilisations.

 

Le jour de la victoire!
Un défilé de veuves et de bambins en noir,
Et la foule étouffant sous les airs triomphants

 

Deux haïku  de Georges Sabiron  :

Trou d'obus où cinq cadavres
Unis par les pieds rayonnent,
Lugubre étoile de mer.

L'obus en éclat
Fait jaillir du bouquet d'arbres
Un cercle d'oiseaux.

 

Trois haïku  de Maurice Betz  :

 

Un trou d'obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel.
(163)

 

A un nuage qui bougeait au fond d'une mare
J'ai crié: Qui va là?
Il était loin déjà.

   

Montmartre, tes lumières, tes femmes
Aux jambes tièdes et douces...
Depuis hier la pluie crépite sur la tente!

 Deux haïku  de Maurice Gobin  :

Enterré par l'obus,
Entendre, loin, crier:
Il est mort !

On le ramasse, mourant,
Et le major dit: «Foutu!»
Ses paupières s'ouvrent!

 

Ill.  66 : Carte postale 14-18

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