L'inflation, une calamité ou une aubaine?

 

Sommaire:

 

Evolution des salaires

Evolution du pouvoir d'achat

Un problème européen

Une calamité ou une aubaine?

Supplément: Les "paniers" de la ménagère

 

 

 

Cette page est la quatrième sur le thème du niveau de vie, de l'inflation et de l'évolution des salaires au seixième siècle.

La première page, sur un exemple concret des prix à l'auberge aura tenté d'aborder le sujet sous l'angle seul de l'alimentation, et ce en 1563.

La deuxième page, sur la base de données de l'année 1563 et de données couvrant l'ensemble de la période des guerres de religion, aura tenté d'évaluer de manière quantitative l'évolution du niveau de vie, et de le comparer à l'époque contemporaine.

La troisième page se concentre sur le phénomène de montée générale des prix, et propose les explications données par ce que l'on peut appeler les premiers économistes.

Cette quatrième page, sur la base d'une analyse de la croissance des prix et des salaires sur le siècle, se propose dans un premier temps de quantifier ce que cela signifiait pour les salariés du seizième siècle, en proposant de suivre l'évolution d'un "panier" de la ménagère. Dans un deuxième temps, et sur la base de ce qui se passait de manière concomitante en Europe, on se propose de donner des pistes quant à l'origine de cette inflation et de poser quelques questions sur la nature de cette révolution des prix: est-ce que cela a été une aubaine pour l'économie d'alors, ou une catastrophe pour le peuple?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Toutefois par noz cousumes arrestees, comme i’ay dit, &corrigees depuis soixante ans, la iournee de l’homme en esté, n’est prisee que six den. en hyuer quatre den. & avec sa charrette à bœufs douze den. La monnoye noire n’est point diminuee ny haussee de pied depuis ny au parauant soixante ans : & toutesfois on voit que pour six deniers le vigneron, le brassier, le maneuvre, le soldat, ne se contente pas de cinq souz : mesmes en ce pays ils en veulent huit ou dix, remon$trant qu’ils ne peuuent autrement viure. Quant à la coruee des bœufs, elle est estimee vingt s. au meilleur marché. c’est donc vingt fois autant qu’elle estoit prisee il y a soixante ans… » (1)

 

 

 

 

Evolution des salaires

 

 

 

S’il est difficile de reconstituer des séries de prix sur le siècle, la difficulté est encore plus importante pour les salaires du fait de la nécessité de pouvoir se reposer sur des sources cohérentes sur toute la durée considérée. La comptabilité de l’Hôtel-Dieu utilisée par Micheline Baulant donne quelques séries pour les métiers du bâtiment, de l’agriculture ou du petit personnel de l’hôpital. Ce sont celles-ci que nous allons utiliser pour évaluer la façon dont les salaires ont évolué par rapport aux augmentations des coûts des produits de base.

La première catégorie de personnel concerne les métiers du bâtiment : manœuvres, maçons, couvreurs, tailleurs de pierres, charpentiers, … pour lesquels nous avons des séries(2) de salaires(3) sur l’ensemble de la période. On a représenté sur le graphique ci-après ces séries et quelques données provenant de l’ouvrage du vicomte d’Avenel(4) et concernant Orléans. Deux types de populations apparaissent nettement. Les « maîtres », maçons, couvreurs, tailleurs de pierre, ont des salaires qui sont près du double de celui des manœuvres ou des aides, et ce sur toute la durée du XVIe siècle. En terme d’évolution, on constate un facteur 4 entre le début du siècle et la fin de celui-ci, ce qui est nettement plus bas que l’évolution des prix ; ceci se traduira par une baisse du pouvoir d’achat comme on le verra de manière plus précise ci-après. Pour la catégorie de travailleurs la plus basse, les évolutions de salaires suivent à peu près la même progression sur la durée. On notera de plus un retard de près de 20 ans de cette augmentation de salaire par rapport à l’augmentation générale des prix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On a pu aussi tracer les évolutions des « salaires » du personnel de l’Hôtel-Dieu. Ces données sont à considérer avec précaution ; en effet, seuls des gages annuels sont disponibles, les personnes concernées étant nourries et logées dans l’hôpital. Nous avons donc rajouté aux gages l’équivalent de ces avantages en nature. S’ils représentent la moitié du salaire au début du siècle, ils représentent en fin de période près de 2/3 de la rémunération pour les cas extrêmes (on l’a représenté sur le graphique en trait continu orange), ce qui augmente l’incertitude associée à la méthode choisie pour les valoriser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour les métiers agricoles, on dispose de salaires journaliers, mais aussi de salaires à la tâche, incluant ou non le gîte et le couvert, ce qui nécessite, pour établir des comparaisons, de reconstituer un salaire journalier moyen. On constate ici aussi une grande disparité des salaires, allant de 1 à 6 au début du siècle, et de 1 à 2 à la fin du siècle. Il est en particulier notable de voir que le début de l’augmentation des salaires se situe entre 1550 et 1560, à une époque donc où les prix des denrées avaient déjà augmenté de manière très importante. Les courbes d’évolutions, dans lesquelles nous avons inclus les salaires à façon, sont représentées ci-après. On remarquera une très faible progression des salaires de base de la vigne, labours et provins, caractéristique sans doute d’une situation très dégradée de l’industrie viticole, à la fois du fait des vagues de froid et des mouvements de guerre. Par contre, les travaux des vendanges semblent avoir suivi de manière plus proche l’évolution des prix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Evolution du pouvoir d'achat

 

 

 

L’évolution des salaires, du moins de celui des catégories de travailleurs pour lesquels nous avons des données, a donc été inférieure à l’évolution des prix des denrées, en particulier de celles relatives à l’alimentation.

Pour visualiser la perte de « pouvoir d’achat » que ces évolutions ont amenée, on a constitué deux « paniers de la ménagère » pour lesquels on a pu reconstituer une courbe d’inflation sur le siècle. Le premier panier, indice 1, correspond à une consommation modeste, la majorité des dépenses étant allouée à la nourriture et aux vêtements. Pour le deuxième panier, indice 2, on a essayé de rendre compte d’un niveau de vie qui permettait d’avoir des postes de dépense autres tels que meubles, outils, services, … La constitution de ces deux paniers est donnée à la fin du chapitre. Sur les graphiques ci-dessus on a représenté le coût annuel de ces paniers en livres tournois en 1558, ainsi qu’une sélection de « salaires » pour la même année. Le panier 1 correspond au salaire d’un maçon, alors que le panier 2 correspond au salaire d’un artisan qualifié.

Quelques salaires en 1553

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour le panier 1, le poste « alimentation/boissons » correspond à 85% du total, alors que le poste « vêtements » n’est que de 5% ; le poste « logement » monte lui à 10%. Nous avions vu précédemment que l’alimentation représentait près de 60% du salaire journalier d’un maçon en Alsace. Ici le panier correspond à ce qui est nécessaire pour trois personnes, l’apport énergétique étant de 3630 kcal par jour et par personne.

Pour le panier 2, qui est beaucoup moins dépendant du poste relatif à l’alimentation, les fortes variations du prix du pain sont amorties de manière considérable. Néanmoins, le coût de la vie atteint à la fin du seizième siècle 6 fois le niveau de l’année 1500. Pour ce panier, l’alimentation représente 50% du coût total, les vêtements 5 à 8%, le logement 15 à 20% et les autres dépenses de 15 à 20% selon l’année.

Dans la référence [284], les proportions suivantes sont données pour le calcul des inflations :

• pour l’Angleterre : 80 % pour l’alimentation et les boissons, 12,5% pour les vêtements et 7,5% pour le chauffage et l’éclairage (on notera qu’il n’y a rien pour le logement en tant que tel, poste qui représente 3 à 4% dans notre indice) ;

• pour le Brabant : 75,4 % pour l’alimentation et les boissons, 18 % pour les vêtements et 6,6 % pour le logement (hors loyer).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’abbé Hanauer donne dans son étude sur l’Alsace(5), la décomposition du budget annuel en 1580 d’un chroniqueur d’Uberlingen qui vit en ménage avec une servante.

Le détail du poste alimentation est donné ci-contre, il représente 68,8% du total ; le poste « vêtements » se monte à 8,9% du total, le logement à 11,9% et le poste « autre », comprenant les gages de la servante et les outils, fait le complément à 10,7%.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plus grande part des produits non alimentaires dans le panier 2 explique la modération relative de l’inflation. En effet, comme on l’a vu ci-dessus, l’indice des prix industriels a beaucoup moins augmenté que l’indice correspondant aux denrées alimentaires.

Pour l’indice des denrées alimentaires, on a considéré le poste « alimentation » du panier 1 ; pour l’indice des prix industriels, on a considéré un panier proche des quantités du panier 2 : 40 stères de bois (vs. 36), 500 kg de fer, 10 kg de plomb, 1 m3 de plâtre, 1000 tuiles, 8 draps et 44 kg de chandelles.

L’indice des produits alimentaires est ainsi beaucoup plus sensible aux variations du prix du froment, et atteint un maximum de 10 lors du siège de Paris, pour redescendre ensuite à 8 en fin de siècle. L’indice industriel est lui beaucoup plus monotone, et atteint une valeur de 6 en fin de période, ce qui le rend plus proche de l’indice des salaires. En termes de proportions, comme on voit ci-dessous, ce sont les métaux et le bois qui constituent près de 80% de l’indice, avec une baisse significative, 13%, du poids des métaux au bénéfice du bois et des matériaux de construction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si on se limite au pouvoir d’achat des maçons et des métiers de l’agriculture qui ont le mieux évolué au cours du siècle, on obtient les graphiques ci-dessous. Si on constate une légère hausse au début du siècle, provenant principalement de la baisse du prix du froment, on constate une dégradation importante jusque vers 1540, avec une baisse du pouvoir d’achat de près de 20%, avant que les salaires ne commencent effectivement à remonter. La période suivante, à part pour les maçons à Paris pour la fin du siècle, présente une relative stabilisation, seules les variations du prix du froment, donc du pain, semblant affecter la courbe. Cela provient essentiellement du fait que dans ce panier de la ménagère, comme on le voit sur le graphique suivant qui présente les principaux postes de dépenses pour 1500, 1550 et 1600, c’est la nourriture, et au premier chef le pain et le vin, qui représentent la plus grande proportion du prix du panier. La dégradation du pouvoir d’achat semble plus importante pour le « maçon » que pour les métiers de l’agriculture. Deux phénomènes peuvent expliquer cette différence. Le premier est l’augmentation très forte des prix des produits issus de l’agriculture, ce qui a dû permettre de faire suivre les salaires. Le deuxième est la rémunération en nature de certains de ces métiers, ce qui « gomme » l’effet dû à l’augmentation importante du poste relatif à l’alimentation dans le budget des ménages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un problème européen

 

 

L’inflation au XVIe siècle a touché toute l’économie européenne, depuis l’Espagne et le Portugal qui apportait l’or et l’argent depuis leurs nouveaux territoires, jusqu’à la Russie et l’Angleterre. Phelps Brown et Sheila Hopkins, dans leur article « Seven centuries of the prices of consumables, compared with builder’s wage-rates » ([272]) analysent l’évolution des prix et des salaires des ouvriers du bâtiment dans le sud de l’Angleterre de 1264 à 1954. Les mêmes auteurs complètent leurs données dans deux autres articles, « Money, prices, wages, and "profit inflation" in Spain, the Southern Netherlands, and England during the price revolution era, ca. 1520 - ca. 1650 » ([2909] et « Wage-rates and Prices: Some further evidence » ([291] pour la France, l’Alsace, le Haut-Poitou, Munster, Vienne, Augsburg et Valence (Espagne). John H. Munro reprend leurs données(6) et les complète de données similaires pour l’Espagne et le Brabant(7) . Sur le graphique ci-dessous on a représenté l’évolution du prix du panier considéré pour chacun des trois pays, ainsi que ceux que nous avons calculés pour la France.

On constate entre 1500 et 1600 une augmentation des prix d’un facteur de 4 à 5 pour l’Angleterre, et entre 5 et 6 pour le Brabant, assez proche de ce que l’on a trouvé pour la France jusque vers les années 1585-1590, les années du siège entraînant une augmentation qui se prolonge pour Paris, alors que la tendance s’inverse ailleurs. Il est intéressant de noter dès maintenant le cas de l’Espagne qui présente l’inflation la plus faible, contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre si la cause de ce phénomène, comme suggéré pour partie par Jean Bodin était liée à l’apport d’or et d’argent depuis les nouveaux territoires espagnols. Il faut néanmoins noter la politique volontariste de l’Espagne pour tenter de limiter la progression des prix en les régulant. Cette politique commence en 1557, et conduisit en particulier à ce que les tarifs en vigueur en 1558 le demeurent jusqu’en 1571(8). On retrouve le même type d’évolutions pour Valence (Espagne), mais aussi pour Augsburg et Vienne. On a représenté aussi les évolutions des prix en Alsace et dans le Haut-Poitou qui se situent entre les courbes « Espagne » et « Paris », assez proches de la courbe « Angleterre », avec néanmoins une montée des prix qui commence une dizaine d’années avant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Angleterre a connu elle une progression plus importante avec un net décrochement dans les années 1545-1550, suivi d’une période de stabilité de près de 15 ans. Ceci est sans doute le résultat de la politique menée par Elisabeth pour stabiliser la monnaie dont la dévaluation était vue comme cause de la montée des prix. Pour renforcer sa monnaie l’Angleterre va procéder en plusieurs étapes, d’abord donner aux pièces en circulation leur valeur en argent fin, ce qui leur fit perdre leur valeur nominale ; ensuite elle interdit l’exportation des monnaies et supprime le cours de toutes les fausses monnaies et des monnaies dépréciées(9).

Enfin l’évolution des prix dans les Pays-Bas est plus rapide, sur tout le siècle, et présente un maximum de près de 6 dans les années 1586-1590 alors que l’on a respectivement près de 4 et près de 3 pour l’Angleterre et l’Espagne. Pour ce qui concerne la France on trouve pour le panier 1 une évolution assez similaire à celle constatée pour les Pays-Bas du moins si on excepte la dernière décennie pendant laquelle l’indice pour la France, mais correspondant à Paris, continue de monter. On doit reconnaître ici les conséquences du siège de la capitale, et le temps qui aura été nécessaire pour retrouver une situation économique « normale ». Il faut aussi noter que la part importante que tient le pain dans la constitution de l’indice considéré, ainsi que celle du vin, tend à exagérer de manière importante le pic des années 1591-1600, ce qui est sans doute un phénomène typiquement parisien. L’indice du panier 2 est lui beaucoup plus proche de la courbe du Brabant. On notera aussi une progression soutenue pendant les 40 premières années du siècle, donc bien avant l’arrivée massive du métal précieux des colonies. John Munro dans son article « The monetary Origins of the Price Revolution » : South German Silver Mining, Merchant-banking, and Venetian Commerce, 1470-1540 » ([285]), rapproche cette évolution de l’augmentation, après une période de déclin au XVe siècle, de la production des mines d’argent d’Europe Centrale grâce à des progrès technologiques comme la généralisation du procédé de l’amalgame utilisant le mercure, qui permit d’améliorer grandement la séparation de l’argent et du cuivre, et la mise au point de pompes hydrauliques qui, permettant de mieux évacuer l’eau des galeries, permirent d’accéder à de nouveaux filons. Ce relativement modeste (voir figure ci-dessus « importation d’argent et or à Séville ») surplus de production, associé à une diminution concomitante des exportations d’argent vers l’Asie qui se faisaient via le commerce de Venise suite au développement de la puissance ottomane en Méditerranée qui perturba de manière profonde les chemins commerciaux, conduisit à une augmentation du stock de métal en Europe et donc à une inflation « monétaire »(10).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le graphique présentant l’évolution des salaires ci-après(11), si on retrouve l’évolution générale des prix, on notera d’abord un décalage de près de 10 à 15 ans, mais surtout une évolution très nettement plus basse en Angleterre que dans les autres pays considérés. Cet écart va se retrouver de manière exacerbée sur les courbes de pouvoir d’achat données à la suite. On notera aussi une baisse importante des salaires dans les Pays-Bas dans les années 1566-1575, au plus fort des guerres d’indépendance contre la domination espagnole. On retrouvera la même chute dans la période 1586-1590 avant une remontée nette de ceux-ci. On constate à Paris la même tendance lors des années du siège de Paris vers 1591-1595 avec une baisse de l’ordre de 10% alors que dans la même période les prix montaient d’autant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces tendances sur les prix et sur les salaires se retrouvent sur les courbes ci-dessous(12) qui présentent le rapport entre les indices prix et salaires. Une valeur supérieure à 100% signifie un niveau de vie « supérieur » à celui de la période de référence. On constate, à l’exception des Pays-Bas, une dégradation nette du niveau de vie dès le début du siècle, résultat d’une inflation constante, bien que modérée, en même temps qu’une extrême rigidité des salaires. Les commentaires de Jean Bodin sur le sujet permettent d’illustrer les freins sociaux qui existaient à la montée des salaires, souvent d’ailleurs définis en unité de compte alors que celle-ci perdait de sa valeur de manière continue par rapport à la monnaie. A la fin du siècle, et avec des variations importantes directement liées au prix des céréales, une nouvelle chute très rapide converge en moyenne vers une valeur de 40%. Il faudra attendre pratiquement la fin du 19° siècle pour retrouver le niveau du XVe siècle …..

C’est cette baisse significative qui a été utilisée par Earl Hamilton dans un article célèbre publié en 1928, « American Treasure and Andalusian Prices, 1503-1660 » suivi en 1934 de « American treasure and the price revolution in Spain » pour créer le concept de « l’inflation du profit ». Il considérait en effet que cet écart grandissant entre le coût de la main d’œuvre et le coût des produits conduisait à des bénéfices de plus en plus importants pour les « capitalistes », bénéfices qui leurs auraient permis d’investir dans l’industrie et donc de lancer l’ère de la révolution industrielle. Le processus d’inflation, dû selon Hamilton à des raisons monétaires liées à l’afflux de métal précieux, aurait été l’instrument déterminant de l’émergence de la société industrielle moderne(13).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Montaigne dans ses « Essais »(14) aborde le comportement des Espagnols dans les Amériques et leur soif d’or. Le premier concerne le Pérou : « Celuy du Peru, ayant esté pris en une bataille, et mis à une rançon si excessive, qu’elle surpasse toute créance, et celle là fidellement payée : et avoir donné par sa conversation signe d’un courage franc, libéral, et constant, et d’un entendement net, et bien composé : il print envie aux vainqueurs, après en avoir tiré un million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d’or : outre l’argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins (si que leurs chevaux n’alloient plus ferrez, que d’or massif) … » ; le deuxième l’usage de la monnaie : « …( car encore qu’on en retire beaucoup, nous voyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’endevoit attendre) c’est que l’usage de la monnoye estoit entierement incognu, et que par consequent, leur or se trouva tout assemblé, n’estant en autre service, que de montre, et de parade, comme un meuble reservé de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui espuisoent tousjours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leurs temples : au lieu que nostre or est tout en emploie et en commerce. Nous le menuisons et alterons en milles formes, l’espandons et dispersons. »

 

 

 

 

 

 

 

Earl Hamilton dans « Import of American Gold and Silver into Spain, 1503-1660. » ([294]), donne l’évolution de la valeur des importations(15) espagnoles entre 1503 et 1660. Dans la période 1560-1570, la moyenne annuelle se monte à 5 069 750 pesos, soit l’équivalent de 19 millions de livres tournois(16). Ce montant correspond au salaire annuel de 115 000 maîtres maçons, ou à la valeur de 3 345 070 sétiers de froment. Dans les années 1591-1600, les importations se montent à 13 922 672 pesos, soit près de 2,75 fois plus, alors que les prix du froment ont eux été multipliés par 2,9 et le salaire des maçons par 1,7. On a vu par ailleurs que les revenus du roi se montaient à près de 16 millions de livres tournois en 1576. Cet afflux de valeur était effectivement de nature à déstabiliser profondément l’équilibre monétaire européen. Si de l’ordre de trente pour cent de ces importations de métaux précieux étaient d’ordre public, la majorité concernait des personnes privées. L’abondance d’argent et d’or dans les nouveaux territoires, dont l’exploitation était plus rentable que le développement de l’agriculture par exemple ou d’autres industries, et les besoins liés à la construction des infrastructures, créèrent d’immenses besoins en produits européens, produits industriels mais aussi denrées alimentaires.

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est cet excédent de la balance commerciale espagnole, qui va se traduire par un excédent au niveau de l’ensemble des pays du vieux monde, qui va faire augmenter le stock de monnaie et donc provoquer l’inflation(17). Le développement de l’économie des villes va aussi participer à cet accroissement du stock de monnaie en en permettant une circulation plus rapide. Cet effet peut être illustré par la formule de Fisher (Théorie quantitative de la monnaie) qui se traduit par MV=PT, où M est le stock de monnaie en circulation, ici le stock d’argent, V la vitesse de circulation de la monnaie qui, dans ce milieu du 16e siècle commençait à croître, P le niveau des prix (nos indices) et T le volume des transactions.

 

 

 

 

 

Ces thèses ont été critiquées abondamment(18), notamment suite à l’obtention de séries de prix et de salaires plus complètes et dont ne disposait pas Hamilton. En particulier l’évolution démographique(19), le renforcement des échanges, les troubles liés aux guerres semblent avoir été des facteurs non négligeables dans cette révolution des prix, même si l’aspect monétaire reste le plus déterminant, et ce malgré la relative modération de ce phénomène en Espagne. De même le concept d’inflation du profit comme source de la société industrielle n’est pas universellement partagé : l’exemple des Pays-Bas où le niveau de vie semble être resté constant sur l’ensemble de la période, n’a pas retardé le développement de l’industrie dans cette région qui est restée une source d’innovation importante. John H. Munro note d’ailleurs que le développement de l’industrie textile en Angleterre doit beaucoup à l’exil d’industriels néerlandais fuyant les troubles des guerres de religion.

 

 

 

 

 

 

 

Enfin, il faut noter que même si l’écart entre le coût des produits et le coût des salaires augmente, pour une grande part c’est le coût des matières premières qui a beaucoup augmenté, que ce soit les céréales ou le bois et le charbon nécessaires dans nombre d’applications industrielles comme source d’énergie. Il faut néanmoins noter que les courbes obtenues ci-avant sur l’évolution des coûts en France, semblent étroitement corrélées à l’afflux d’argent en Espagne comme on le voit sur la figure ci-dessus. Enfin, Douglas Fisher, dans son article « The Price Revolution : A Monetary Interpretation » ([286]) fait l’analyse des corrélations pouvant exister entre les inflations constatées à partir de 1525 en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre et en Autriche, et identifie une forte dépendance temporelle de celles-ci à celle constatée en Espagne. Cette corrélation supporterait la théorie que l’afflux d’argent en Espagne aurait conduit à une augmentation des prix locaux, mais aussi à un déséquilibre important de la balance commerciale espagnole consécutive à des importations massives qui donc auraient permis un afflux d’argent métal dans les autres pays européens.

 

 

 

 

 

 

 

On se rappelle à ce propos les assertions de Jean Bodin ci-avant qui se plaignait de l’attractivité du marché de l’emploi de l’Espagne, mais aussi de sa capacité à acheter le blé français… On remarquera enfin sur le graphique précédent la tendance de la courbe d’inflation à suivre de manière décalée les variations des quantités de métal importées, suggérant ainsi un lien temporel de causalité. Mais même si les industriels, ou les premiers capitalistes n’ont pas forcement gagné par cet écart entre le coût des produits et le coût du travail, l’inflation a donné des moyens de faire prospérer ceux qui avaient la possibilité d’emprunter ou d’exploiter les terres agricoles. En effet, et comme l’expliquait déjà Jean Bodin, le loyer des terres était souvent exprimé en monnaie de compte, et pour des montants fixés pour des durées très longues ; une augmentation des prix des matières agricoles ne pouvait ainsi qu’augmenter de manière très importante le rendement du capital utilisé pour payer le loyer des terres(20). Quand à l’emprunt, il est clair que si les taux d’intérêt suivent avec un décalage l’inflation, cela revient à diminuer le coût de l’argent pour ceux qui peuvent emprunter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une calamité ou une aubaine?

 

 

Une calamité ou une catastrophe ? Le tableau est contrasté comme souvent. Même s’il faut être prudent du fait des incertitudes inhérentes aux reconstitutions des prix et des salaires utilisées, il semble néanmoins que cette révolution des prix du 16° siècle a conduit à un appauvrissement des ouvriers et des paysans après un XVe siècle qui avait permis un rétablissement suite aux guerres et aux épidémies qui avaient ruiné l’Europe, tout en permettant le développement des industries capitalistiques, et sans doute la création de nouvelles fortunes. Cela sans compter la noblesse qui a profité des guerres pour se constituer d’immenses fortunes via les pardons accordés aux vaincus, et in fine, le rachat de la France aux ligueurs lors de la pacification opérée par Henri IV dans la dernière décennie du siècle.

La mine de Potosi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Supplément: Les paniers de la ménagère

 

 

Dans ce qui précède, nous avons suivi la montée des prix et son impact sur le niveau de vie en estimant la progression du coût de deux "paniers" de la ménagère. La composition de ces paniers est donnée ci-dessous:

 

Panier pour indice 1

 

Produit

Qt. Par jour

Qt. Par an

Alimentation

3630 kcal/jour

Beurre

20 g par personne donc 60 g/j

22 kg

Pois

50 g par jour et par personne, soit 150 g/jour

55 kg

Vin

1 l par personne, soit 3l/Jour

1095 l

Viande (mouton)

110 g par jour de charnage (325 jours) par personne

107 kg

Harengs

100 g par jour en carême par personne (40 jours)

12 kg

Oeufs

2 par jour par personne en carême (40 jours)

20 douzaines

Fromage

100g par semaine par personne

15,6 kg

Pain

1 kg par jour et par personne

1095 kg

 

 

 

 

Logement

Logement

Voir ci-dessous

365

Chandelles

10 g par jour

3,7  kg

 

 

 

Chauffage (bois)

une moyenne de trois fagots pour trois personnes par jour soit pour 5 mois de 30 jours : 4 stères.

4 stères

 

 

 

 

Habillement

Souliers

1 paire par an par personne

3 paires

 

 

 

Habillement

Equivalent une robe par an par personne

3 robes

 

Panier pour indice 2 (famille de 3 + autre)

Produit

Qt. par jour

Qt./an

Alimentation

Beurre

20 g par personne soit 60 g/jour +une fois par semaine un repas supplémentaire pour deux personnes avec 50 g par personne, soit 250 g/semaine.

35  kg

Pois

50 g/j et par personne, soit 150 g/j, + une fois par semaine un repas supplémentaire pour deux personnes, soit 250 g/semaine

68 kg

Vin

1 l par personne soit 3 l/jour + une fois par semaine pour deux personnes 1 l, soit 104 l par an. On prendra aussi le vin qualifié par Claude Haton de « meilleur vin » .

1199 l

Viande (mouton)

150 g par jour et par personne sur la moitié de l’année en période de charnage (325/2)+ 1 repas par semaine de plus pour 2 invités à 200 g.

82 kg

Viande (boeuf)

150 g par jour et par personne sur la moitié de l’année en période de charnage (325/2)+ 1 repas par semaine de plus pour 2 invités à 200 g.

82 kg

Harengs

150 g par jour en carême par personne  (18 kg) + un repas pendant 6 semaines pour deux personnes de plus, soit 1,8 kg

19,8 kg

Oeufs

2 par jour en carême par personne + 2 pour 2 personnes de plus pour 6 jours

22 douzaines

Fromage

200 g par personne par semaine (31,2)+ 50 g pour deux personnes de plus par semaine

36,4 kg

Pain

3 kg par jour + par semaine 0,5 kg par personne pour 2 personnes

1147 kg

 

 

 

 

Habillement

souliers

2 paires par an par personne, et 2 fois plus chères.

12 paires

 

 

 

Vêtements

Equivalent 2 robes par an par personne mais de prix 2 fois plus cher

12 robes

 


Panier pour indice 2 (famille de 3 + autre) - suite

Produit

Qt. par jour

Qt./an

Logement

Draps de lit

4 par an

4 par an

Couverture de laine

1 par an

1 par an

Meubles

1 coffre par an

1 par an

Logement

3 fois plus de pièces et un coût double

365

Chandelles

120 g par jour

44 kg

 

 

 

Chauffage (bois)

On va considérer 3 fois plus de pièces et 3 fois plus de chauffage (confort) soit 10 fois plus de bois que pour l’indice 1.

36 stères

 

 

 

 

Autres

Gages

Une employée « service de salle », gages incluant le gîte et le couvert.

1

Outils

Un vilebrequin + 1 pelle 1 cognée: valeur donnée pour 1500

7 s.t.

 

 

 

 

 

Notes
(1) Jean Bodin, « La response de maistre jean Bodin avocat à la cour au paradoxe de monsieur de malestroit… » ([257])
(2) Micheline Baulant, [163] : « Prix et salaires à Paris au XVIe siècle. Sources et résultats.
(3) Ces salaires doivent s’entendre comme des salaires moyens sur l’ensemble de l’année. L’abbé Hanauer, dans son étude sur l’Alsace ([298]) nous donne des salaires pour l’été et l’hiver ; la différence est de 20 % à 30 %. L’été en Alsace s’étendait du 22 février à la Saint Gall, le 16 octobre.
(4) Georges d’Avenel, [263] : «Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l'an 1200 jusqu'en l'an 1800 ».
(5) Abbé A. Hanauer [298]
(6) John H. Munro, “Money, prices, wages, and "profit inflation" in Spain, the Southern Netherlands, and England during the price revolution era, ca. 1520 - ca. 1650 », [284]
(7) Le duché de Brabant est un ancien duché situé à cheval entre les Pays-Bas et la Belgique actuelle. Il comprend les villes de Louvains, Bruxelles et Nivelles.
(8) Frédéric Mauro, [305]
(9) Frédéric Mauro, [305]
(10) Il faut noter ici le déficit structurel millénaire en métal précieux de l’Europe envers l’Asie qui échangeait ses épices contre l’argent occidental. Earl Hamilton ([296]) rappelle Plinese plaignant des quantités énormes d’épices consommées lors des funérailles de Sabina Poppaea en 65, favorite de Néron, et de la perte d’argent pour Rome que cela devait représenter.
(11) Nous n’avons pas représenté ici les salaires proposés par Phelps Brown dans [290] du fait du haut niveau d’incertitude affiché par les auteurs.
(12) Sur lesquels nous n’avons pas fait figurer les valeurs calculées par Brown et Hopkins du fait du haut niveau d’incertitude sur les salaires de leurs études.
(13) Il note d’ailleurs que le fait que la progression des salaires en Espagne a suivi celle des prix (voir ci-dessus la stabilité du pouvoir d’achat en Espagne), explique le non-développement du capitalisme en Espagne par rapport aux autres pays européens, en particulier en Angleterre et en France (Earl J. Hamilton, [296]).
(14) Livre III, chapitre VI « Des coches », [303] pages 956 et 958
(15) Il s’agit ici des comptes officiels, donc des quantités d’or et d’argent déclarées au trésor royal et sur lesquelles l’administration percevait des taxes. Il faudrait y rajouter les quantités de métaux précieux qui étaient importées en contrebande, et qui selon certaines estimations pourraient représenter de 20% à 50% des quantités officielles.
(16) Il est intéressant de noter ici que la valeur totale de la monnaie en circulation en France était de l’ordre de 40 à 80 millions de livres tournois entre 1520 et 1580 (Glassman, Debra et Redish, Angela, [301]).
(17) D’autant plus que l’Espagne « produit peu et fabrique encore moins ». L’argent provenant des colonies permettait d’acquérir le nécessaire et le superflu auprès des autres pays d’Europe, la France et l’Angleterre, qui durent développer et leur agriculture et leur industrie pour faire face à la demande, alors que l’Espagne perdait ses capacités de production. Jean Bodin s’en plaint abondamment dans sa réponse aux paradoxes de Malestroit….
(18) Voir en particulier l’article de David Félix, « Profit inflation and industrial growth : the historic record and contemporary analogies.” ([306])
(19) En particulier dans leur article «Wage-rates and Prices: Evidence for population sur pressure in the Sixteenth Century » ([290]), Phels Brown et Sheila Hopkins défendent la thèse que l’augmentation de la population dans les campagnes a conduit à un déplacement vers les villes qui aurait particpé à une baisse relative des salaires et une montée du prix des denrées.
(20) Tout en notant néanmoins que les propriétaires des terres ne pouvaient alors que voir leur pouvoir d’achat provenant des rentes diminuer. Earl Hamilton, dans « American Treasures and the rise of capitalism » ([296]) cite le « knight in Hales » qui dans son « discourse on the common weal of this realm of England » (1549) se plaint de manière répétée des anciens baux qui ne lui permettent pas de revoir les loyers de ses terres en fonction de la montée des prix du fait de leur durée. Il désespère de ne pas pouvoir récupérer ses terres durant sa vie, et même durant celles de ses descendants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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