La découverte de l'inflation

 

Sommaire:

Les prix: une explosion? Ou une révolution?

Les explications contemporaines

 

Cette page est la troisième sur le thème du niveau de vie, de l'inflation et de l'évolution des salaires au seixième siècle.

La première page, sur un exemple concret des prix à l'auberge aura tenté d'aborder le sujet sous l'angle seul de l'alimentation, et ce en 1563.

La deuxième page, sur la base de données de l'année 1563 et de données couvrant l'ensemble de la période des guerres de religion, aura tenté d'évaluer de manière quantitative l'évolution du niveau de vie, et de le comparer à l'époque contemporaine.

Cette troisième page se concentre sur le phénomène de montée générale des prix, et propose les explications données par ce que l'on peut appeler les premiers économistes.

 

 

 

 

 

 

Les prix: une explosion? Ou une révolution?

 

 

Le XVIe siècle a été le siècle de la découverte de l’inflation, même si le terme n’a été « inventé » que beaucoup plus tard.

Les prix en monnaie de compte(1) ont effectivement augmenté de manière très importante au cours du siècle, et plus particulièrement au cours de la deuxième moitié de celui-ci. Ceci est particulièrement mis en évidence sur le graphique ci-après sur lequel on a représenté l’évolution des prix d’un ensemble de denrées à Paris et dans la grande région parisienne(2).

 

 

 

 

 

Evolution générale des prix au seixième siècle

 

Malgré la grande dispersion des données, un mouvement d’ensemble se dégage nettement qui conduit à des prix qui atteignent à la fin du seizième siècle, pour certains produits, près de dix à douze fois le niveau qu’ils avaient en 1500. Les auteurs anglo-saxons nomment cette période, qui s’étend de 1550 à 1650, « the price revolution », ou la révolution des prix. Le même envol des prix s’est en effet produit dans toute l’Europe au même moment, modifiant de manière profonde le monde économique. De manière plus précise, on distingue dans les vingt premières années une augmentation rapide pour certains produits qui conduit à un doublement du niveau des prix (ce qui correspond à une inflation de l’ordre de 2,5% par an), alors que d’autres restent relativement stables. Cette première période est suivie d’une période d’augmentation modérée qui dure jusque vers les années 1550-1560, date à laquelle les prix ont été multipliés par un facteur de deux à quatre. Enfin une dernière période ou les prix augmentent régulièrement pour atteindre entre cinq et douze fois le niveau du début du siècle. Il est à noter que malgré ces augmentations importantes, le niveau d’inflation, si on considère la moyenne sur la durée du siècle, est de 2,5% par an pour couvrir l’ensemble des évolutions constatées, valeur assez modeste comparée à celles que nous avons connues au XXe siècle.

 

Sur le graphique ci-dessus on a représenté deux courbes encadrant l’ensemble des prix, représentant deux hypothèses d’inflation théorique, une « maximale » et une « minimale ». Les valeurs d’inflation utilisées sont représentées ci-contre en fonction du temps. Ces courbes ne correspondent pas à des produits particuliers et ne sont utilisées que pour visualiser les évolutions des prix d’un produit donné par rapport aux courbes encadrant l’ensemble des prix. Les prix qui sont significativement au-dessus de la courbe maximale correspondent aux céréales, froment, seigle, orge et avoine.

 

Si les disparités observées proviennent pour partie des difficultés et des incertitudes liées à l’utilisation de prix provenant de la documentation contemporaine, il y a néanmoins des différences nettes entre produits. Si on se restreint à une catégorie de denrées, on trouve des écarts bien plus faibles, ce qui permettra de dégager des tendances chiffrables qui pourront à leur tour être utilisées pour quantifier une mesure de l’inflation telle qu’elle pouvait être vécue par les contemporains.

 

Prix des céréales

 

Dans un premier temps, examinons l’évolution du prix des céréales(3) sur le siècle. On obtient le graphique représenté ci-après. Hors les pics déjà observés que nous avions reliés (§4.6) aux périodes de froid qui avaient été sévères pour les récoltes : 1562/1563, 1566, 1573 et 1587, ainsi que le pic très important de 1591 et correspondant au siège de Paris, les prix suivent pratiquement la courbe d’inflation maximale définie ci-dessus, et ce pour l’ensemble des céréales à Paris, que ce soit le froment, l’orge, le seigle et l’avoine, mais aussi pour le blé à Aix. Emmanuel Le Roy Ladurie dans son histoire du climat ([154]), rapproche les disettes des années 1526, 1538 et 1545 de périodes d’échaudage-sècheresse qui auraient conduit à des récoltes très faibles, tandis que celles de 1521 et de 1551 seraient consécutives au pourrissement des grains dans un climat très humide. On notera sur le graphique ci-dessus que pour ces années, bien que l’échelle utilisée tende à les atténuer, le prix des céréales avait triplé voire quadruplé.

 

 

 

 

 

 

Evolution du prix des céréales

 

 

On notera que la hausse tendancielle se poursuit au-delà de 1591 pour l’ensemble des céréales, avant une chute brutale dans les deux dernières années du siècle. Si on examine de manière plus précise le début du siècle, on constate qu’une première phase de hausse modérée semble commencer vers 1520 pour réellement « décoller » à partir de 1560. Si on essaye de convertir cette hausse en inflation, on obtiendrait une inflation de l’ordre de 2% de 1520 à 1560, suivie d’une phase à 4,5% par an jusqu’à la fin du siècle. On notera néanmoins une phase de dépression de l’ordre de 8 ans entre 1574 et 1582 ; cette phase est un peu plus courte à Aix. Micheline Baulant ([163]) a tenté, malgré la difficulté d’être sûr de comparer des qualités équivalentes de grains(4), de comparer les prix du blé dans les villes de Lyon, Montpellier, Toulouse et Paris. Les résultats sont représentés sur les deux figures ci-dessous. Le prix du froment à Paris apparaît comme toujours significativement plus élevé que celui observé dans les autres villes (mais c’est le prix du meilleur froment qui est représenté ici). C’est à Lyon que le prix est le plus bas, près de quatre fois moins qu’à Paris en 1594-1598 (mais il s’agissait ici des années suivant immédiatement le siège de la capitale), et cinquante pour cent de moins qu’à Toulouse. Par contre, et si on excepte Paris, les évolutions sont du même ordre de grandeur, atteignant un facteur cinq entre le début et la fin du siècle ; il atteint dix pour Paris. Compte-tenu du poids important du pain dans le budget, le prix du froment sera un élément fort du calcul de l’inflation, cette différence entre la capitale et la province aura ainsi tendance à maximiser l’inflation (car elle sera calculée sur la base de l’évolution des prix parisiens), et donc à minimiser le niveau de vie calculé(5). En effet, Micheline Baulant note par ailleurs que les niveaux des salaires étaient beaucoup plus homogènes en France, comme si dans cette époque où le transport était difficile, la main d’œuvre voyageait beaucoup mieux que les denrées.
 

 

Le prix du froment à Paris apparaît comme toujours significativement plus élevé que celui observé dans les autres villes (mais c’est le prix du meilleur froment qui est représenté ici). C’est à Lyon que le prix est le plus bas, près de quatre fois moins qu’à Paris en 1594-1598 (mais il s’agissait ici des années suivant immédiatement le siège de la capitale), et cinquante pour cent de moins qu’à Toulouse. Par contre, et si on excepte Paris, les évolutions sont du même ordre de grandeur, atteignant un facteur cinq entre le début et la fin du siècle ; il atteint dix pour Paris. Compte-tenu du poids important du pain dans le budget, le prix du froment sera un élément fort du calcul de l’inflation, cette différence entre la capitale et la province aura ainsi tendance à maximiser l’inflation (car elle sera calculée sur la base de l’évolution des prix parisiens), et donc à minimiser le niveau de vie calculé(5). En effet, Micheline Baulant note par ailleurs que les niveaux des salaires étaient beaucoup plus homogènes en France, comme si dans cette époque où le transport était difficile, la main d’œuvre voyageait beaucoup mieux que les denrées.

 

La moisson d'août - Pierre Brueghel l'ancient

 

Prix des viandes et du vin

 

Le complément au pain pour les repas était principalement constitué de vin et de viande.

 

Pour le vin, denrée très liée aux aléas climatiques, ainsi qu’aux dégâts causés par les armées en campagnes, l’évolution des prix peut présenter des pics locaux significatifs. Néanmoins, on peut noter une période assez longue d’augmentation modérée, épousant la courbe à 1%/an du début du siècle jusque vers 1550/1560 environ. Cette période est suivie d’une augmentation beaucoup plus rapide, légèrement supérieure à la courbe « 3,5% par an » jusqu’en 1590, et encore plus marquée ensuite (il faudrait une inflation légèrement supérieure à 4% pour que la courbe épouse l’évolution des prix du vin). Micheline Baulant mentionne deux dépressions(6), une de 1544 à 1556, et la deuxième de 1579 à 1586 que l’on ne peut pas mettre en évidence ni sur les données complémentaires utilisées ici, ni sur la base de ses données moyennées sur les sept périodes de référence qu’elle a choisies. Il faut noter la plus grande dépendance de la production de vins aux ravages occasionnés par la guerre. Il faut effectivement plusieurs années pour qu’une plantation de vignes commence à produire de manière constante, alors que le cycle est beaucoup plus court pour les céréales ou les pois. Pour ce qui concerne le prix du vin à Aix, la valeur de référence prise pour le début du siècle a été estimée par rapport à celle du vin de Paris, corrigée par le rapport entre Paris et Aix en 1580. Cela a conduit à une valeur de 0,2 s.t./l au lieu de 0,31 s.t./l sur la période 1506-1510. Le vin à Paris est toujours plus cher que le vin en Provence, sans doute du fait d’une proportion importante du transport dans son prix final.

 

Sur les deux graphiques suivants on a représenté l’évolution du prix des viandes de boucheries : moutons, bœufs, porcs et veaux, ainsi que celle des prix des volailles.

 

 

Pour la viande, on constate une évolution assez modérée pour le mouton, alors qu’elle est plus forte pour le boeuf tout au long du siècle. Micheline Baulant et d’Avenel indiquent que si le prix du bœuf était inférieur de 25% à celui du mouton au début du XVIe, l’équilibre était plus ou moins atteint à la fin de celui-ci. On constate une augmentation beaucoup plus importante pour le porc (mais avec une incertitude sans doute plus importante sur la conversion poids/pièce) ; néanmoins les fourchettes de prix données par d’Avenel, qui vont du simple au double, et expliquent sans doute la proportion importante de points au-dessus de la courbe correspondant à l’inflation maximum, sont à considérer avec précaution. La viande était une denrée consommée relativement en grande quantité au XVIe siècle, même si on constatait déjà une diminution par rapport à ce qui se pratiquait au XVe siècle, diminution qui va se poursuivre sur encore quelques siècles. Les poids des animaux qui sont donnés dans les comptes qui nous sont parvenus témoignent à la fois de pratiques d’élevage encore archaïques, et d’une grande dépendance aux saisons. En effet, que ce soit pour les moutons ou les bœufs, les poids donnés sont près de 25% à 50% inférieurs à ceux que l’on connaît au XXe siècle en occident, et varient en fonction de la période de l’année. Ainsi, Benassar ([276]) indique qu’en Espagne, à Valladolid, si un boeuf pouvait peser de l’ordre de 170 kg en été, son poids tombait à 130 kg en hiver ; pour le mouton c’était de 13 kg à 9 kg. La viande n’était consommée que dans les périodes de charnage, c’est à dire en dehors du carême qui durait du mercredi des Cendres au dimanche de Pâques, soit de l’ordre de quarante jours. L’illustration ci-dessus montre un bœuf dont le garrot est à la hauteur de la taille d’un homme, permet de voir effectivement que les animaux étaient beaucoup moins gros que ceux que nous élevons aujourd’hui.

 

L’évolution du prix des volailles suit les tendances du prix des viandes de boucherie, avec néanmoins une adhérence plus forte à la courbe d’inflation minimum. Le peu de données, et surtout leur caractère assez disparate, ne permet pas d’identifier de manière plus fine des périodes où cette évolution présenterait des caractères particuliers. Si les volailles agrémentaient la table des riches, qui aimaient varier les goûts et consommaient chapons, poules, perdrix, pigeons, cailles, … ce n’était pas la nourriture du commun.

Les marchandes de Volaille – Bartolomeo Passarotti - 1577

 

Prix des produits laitiers et des oeufs

 

Pour ce qui concerne le beurre, on constate une évolution modérée jusqu’en 1560, puis une accélération importante entre 1560 et 1580 qui le situe bien au-dessus de la courbe minimale, et ensuite un ralentissement de l’augmentation qui rejoint la courbe correspondant à l’inflation minimale. Le beurre était vendu non salé et salé. Son prix variait de manière importante au cours de l’année. Ainsi Claude Haton indique que le prix du beurre salé en 1563 était de 20 sous par livre de Pâques au mois de septembre et de 36 sous par livre le reste de l’année, soit 80% de plus. Pour le beurre frais les prix étaient respectivement de 24 sous et de 42 sous.

Cela n’est pas tout à fait le cas pour les fromages qui montrent une tendance à l’enchérissement plus marquée, et ce de manière assez continue.

Enfin les huiles évoluent de façon parallèle à la courbe des fromages. Enfin les huiles évoluent de façon parallèle à la courbe des fromages. La consomation de beurre était sans doute aussi une conséquence de la difficulté de faire monter l’huile à Paris, comme le note Jerome Lippomano : « L’huile a une saveur âcre; c’est pourquoi on apprête avec le beurre presque toutes sortes de mets, excepté la salade. La plus grande quantité d’huile vient de la Provence, et ce sont les épiciers qui la vendent. ». L’ambassadeur vénitien se plaint aussi de la qualité des fromages français, ainsi que du peu de varités ( !) disponibles : « Le riz et l’orge triés sont très-estimés; les épiciers les vendent comme des drogues, ainsi que le fromage d’Italie, qu’ils appellent fromage de Milan. Les Français, de même que les Polonais, ayant du lait et du bétail en grande abondance, ne savent pas faire le fromage, et, si quelque part on le fait bien, ce sont des Italiens établis en France qui y travaillent. », jusqu’à dire que c’est la qualité du fromage italien qui permet d’en manger pendant carême : « Aussi durant le carême les herbages et le poisson abondent: et cependant les Français ont, à ce qu’ils disent, reçu du saint-siège la permission de manger du beurre et du laitage pendant tout le carême. Le fromage est défendu, si ce n’est celui de Milan, peut-être parce qu’il est le meilleur. ».

La courbe des œufs donnée ci-après présente une augmentation significativement plus importante de leur prix tout au long du siècle, qui tend à les rapprocher de la courbe maximale.

Fabrication du beurre et du fromage–J. Stumpf (1548)

 

 

Prix des poissons

 

 

C’est aussi ce que l’on constate pour les poissons, à l’exception notable des harengs qui suivent une courbe plus proche de celle que nous avions constatée pour les produits laitiers. Il faut néanmoins noter que l’utilisation des données de Micheline Baulant ([163]) tend à gommer les hausses conjoncturelles de courte durée, telles que celles liées aux interruptions d’approvisionnement dues aux opérations militaires. Il semble néanmoins qu’en dehors des périodes de carême la consommation du poisson n’était pas très répandue. C’est en tout cas ce dont se plaint Jean Bodin dans sa réponse aux paradoxes de Malestroit ([257]), quand il se fait l’avocat de la réhabilitation du poisson :

 

« Ie lettray encores de point-icy pour obuier à la charté des viures, qui pourra sembler fort nouueau à plusieurs : mais ie m’asseure que monsieur de Malestroit, qui est amoureux de paradoxes, ne le trouuera pas estrange. C’est, que l’vsage du poisson fut remis en tel credit qu’il a esté anciennement : car il est tout certain que le pauure peuple auroit bien meilleur conte du bœuf, du porc, du mouton, & des saleures, & les volailles seroyent à pris plus raisonnable…. Mais outre l’Espagne, qui a fort peu d’eaues, & qui tarissent bien souuent, nous auons cent millions de fonteines, de ruisseaux, de riuières, de lacs, d’estangs, de viuiers pleins de poisson : & toutesfois on n’en mange qu’à regret, & lors que l’vsage de chair est defendu : tellement qu’il y en a plusieurs qui aimeroyent mieux manger du lard iaune le jour de Pasques, que d’vn esturgeon, qui est cause que le poisson demeure, & la chair encherist… Ce qui a grande apparence,outre l’experience qu’vn chacun en peut faire : veu quele poisso, est si sain de son naturel, qu’il n’est subiect à maladie quelconque. Il n’est iamais ladre, comme le porcs & le liure : ni teigneux, comme le mouton : ny punais, comme le bouc : ausso n’est point subiect aux hydropisies, comme les brebis : ny aux apostemes, comme les bœufs : ny au mal caduc, comme les cailles & cocs d’Inde : ny aux inflammations, comme les poules & chapons : ny aux poux & passereaux, comme les pigeons. Aussi voit on qu’en la loy de Dieu les porceaux & liures, qui sont presques tous ladres(7) au pays de Midy, & tous oyseaux de proye, & les bestes au pied rond, ou bien au pied fourchu qui ne remarchent point, sont defendues comme infettes & malsaines : mais tout le poisson, est permis, horsmis certain poisson mol & visqueux. Et n’est pas vraysemblable que Dieu eust cree quatre cens sortes de poissons, qui ne couste rien à nourrir, & quasi tout propre à l’vsage humain, s’il estoit malsain….Ie confesse bien qu’il n’y a rien pire pour l’estomac que manger chair & poisson, ensemble, pour la varieté, mais on peut bien en vser separement. »

Le marché aux poissons – Joachim Beuckelaer - 1568

Jerome Lippomano identifie une autre cause possible de la faible consommation de poisson à Paris, sa qualité et sa fraicheur : « Le poisson n’est pas aussi bon ni aussi abondant qu’il devrait l’être dans un pays si riche en rivières, qui, de trois côtés, est baigné par la mer, et où l’on peut le transporter aisément partout, principalement en hiver. Les poissons de mer, plus estimés que ceux d’eau douce, sont surtout la sole, le saumon, l’esturgeon, qu’on pêche aux embouchures de la Loire et de la Seine, le turbot et les huîtres qu’on trouve à Paris presque toute l’année. Pour les autres poissons de mer on en fait peu de cas; et ceux même que j’ai nommés ne sont pas, il s’en faut beaucoup, aussi délicats que les nôtres, soit à cause de leur grosseur, soit qu’à Paris on les apporte de trop loin, ce qui les gâte, notamment en été. Parmi les poissons de rivière on préfère le brochet,la grosse lamproie, le persico; on n’aime guère la carpe, dont on fait ordinairement des pâtés. ». Mais si le poisson frais n’était pas forcément prisé, durant les périodes maigres, le poisson séché ou salé devenait la seule source possible de protéines, comme le note encore Jerome Lippomano : « Au reste, tout ouvrier, tout marchand si chétif qu’il soit, veut manger, […] et les jours maigres, du saumon, de la morue, des harengs salés, qu’on apporte des Pays-Bas et des îles septentrionales, en très-grande abondance. Il en vient des bâtiments tout chargés, comme les navires marseillais le sont du bois et des fagots de la Slavonie. Les magasins de Paris en regorgent. ».

 

 

Prix des féculents et des "sucres

 

Sur les graphiques reproduits ci-dessous et ci-contre, on a représenté les évolutions des prix des pois, des fruits secs et des « sucres ». Pour chacun, et de manière générale, on retrouve les mêmes tendances, et les deux courbes d’inflation considérées ci-dessus semblent s’adapter à l’ensemble des denrées alimentaires. Jerome Lipppomano note à propos de ces denrées : « Les légumes y sont à foison, spécialement les pois blancs et verts: ceux-ci sont plus tendres et d’une cuisson plus facile. Quant aux autres espèces de légumes, on n’en fait pas grand usage: en quelques endroits on mange un peu de lentilles, et des fèves presque jamais. », et pour les fruits : « Pour l’herbage et les fruits, la France ne le cède en rien à aucun pays de l’Europe, seulement ils ne sont pas si savoureux. Cela vient du climat, qui est plutôt froid que chaud; si bien qu’il y a des années (comme en 1579) où le raisin ne peut pas mûrir. Il n’y a point de figues ni de melons, si ce n’est sur les bords de la mer et dans les provinces du midi, ou bien ils sont assez chétifs; en revanche, il y a beaucoup de pommes, de poires et d’abricots. Les poires de bon chrétien et les bergamotes durent tout l’hiver, et sont excellentes, ainsi que les pommes qu’en Italie on appelle appie. Les cerises sont plus abondantes que bonnes: il y a beaucoup de griottes et de concombres excellents. les salades et les légumes durent presque toute l’année. Les artichauts, les cardons, la laitue ne manquent pas, même dans la saison la plus rigoureuse; car le climat de France n’étant ni trop chaud ni trop froid, les jardiniers peuvent facilement conserver tous les fruits dans un bel état de fraîcheur, surtout à Paris, où les roses et les giroflées se trouvent aussi belles qu’à Gênes et à Naples. ».

On constate néanmoins une montée des prix des pois très importante à Orléans au milieu des années 1580, correspondant au début de la Ligue, montée que l'on ne retrouve que pour le blé ou un pic, vraisemblablement d'origine climatique,apparait nettement en 1587.

 

Prix des repas

 

Le résultat de cette augmentation des aliments de base peut être prise en compte pour estimer l’évolution du prix des repas comme cela a été exposé ci-avant. Cela conduit à une multiplication par un facteur de l’ordre de 8 à 10 entre le début du siècle et la fin du siècle.

Les quelques prix de repas donnés par d’Avenel et malgré le degré d’incertitude de ce qu’ils recouvrent, correspondent relativement bien à cette reconstruction. Il faut néanmoins noter que pour la grande majorité de la population, qui ne vivait pas dans les villes, cette évolution a dû être moins ressentie du fait d’une plus grande part de l’autoconsommation dans l’alimentation.

 

Prix du chauffage et de l'éclairage

 

Le deuxième poste de dépenses correspondait au chauffage dont la cherté provenait aussi des difficultés de transport, particulièrement pour les villes. A côté du chauffage, l’éclairage constituait un poste de dépense non négligeable. Sur le graphique ci-dessous on a représenté l’évolution des prix du bois(8) et du charbon, ainsi que celui de la cendre qui, bien qu’utilisée pour la lessive, devait suivre pour l’essentiel le prix du bois. Marino Cavalli note en 1546 ([374]) que bien qu’un sixième de la France soit couvert de forêts, le bois y coûte deux fois plus cher qu’à Venise, car presque toutes les forêts appartiennent au roi, qui permet la coupe et la vente du bois quand cela lui plait.

Le bois et le charbon ont subi une augmentation très importante au début du siècle, plus à Paris néanmoins que dans les autres villes prises ici en compte qui sont Orléans et Soissons(9). La demande en effet a été dopée par l’accroissement de la population, et une plus grande utilisation de combustible pour les forges et les verreries, sans oublier une industrie de construction navale grande consommatrice de bois dans les provinces maritimes. Ces besoins ont permis le développement d’un grand nombre de métiers spécialisés tels que bucherons, fendeurs, charbonniers, boisseliers, sabotiers, vanniers, cercliers, … L’industrie du charbon de bois se développe du fait de la plus grande facilité de transport qu’il procure ; en effet le bois perd les trois cinquièmes de son poids en cuisant. Les charbonniers sont aussi ceux qui deviennent cendriers pour tirer usage des branches et du petit bois qui ne pouvaient être transformé en charbon. La cendre, utilisée comme lessive (grâce à la potasse qu’elle contient), l’était aussi pour la fabrication des poudres dont la production était en nette augmentation et pour la fabrication du verre(10). Cette hausse a été suivie à partir de 1550 d’une relative accalmie. Micheline Baulant explique cette stabilisation des prix du bois à Paris par le développement du transport du bois par flottage depuis le Morvan, puis par l’ouverture du canal de l’Ourcq(11). Dans la dernière partie du siècle, les prix reprennent leur progression avec un taux de l’ordre de 2,5% à 3% par an.

Jerome Lippomano note dans sa relation la fragilité de Paris vis-à-vis de l’approvisionnement en bois qui dépend de la navigabilité de la Seine : « Le foin, le bois, le blé, le charbon viennent par la Seine, et se vendent, non pas au marché, mais à leur arrivée, sur les bateaux mêmes. Le foin, la paille se vendent par bottes: le gros bois se vend au nombre comme les fascines et les fagots; le charbon et le blé se mesurent; Paris n’est exposé à être privé d’autre chose que de bois et de fourrages, qui ne peuvent être apportés que par bateau; et toutes les fois que la rivière monte beaucoup (comme en 1578), ou qu’elle gèle, les bateaux ne pouvant pas arriver, la ville doit être à cet égard, l’hiver surtout, dans la disette. Elle renferme presque toujours cent mille chevaux de selle ou de somme, et ses alentours donnent à grande peine du fourrage pour un mois. Mais quant aux vivres, il n’y a rien à craindre de semblable; l’été, on les apporte par la rivière; l’hiver, sur des voitures et sur des chevaux. Rien n’y manque, quoique d’après l’opinion commune il se trouve continuellement dans cette ville plus d’un million de personnes. ».

 

 

Pour ce qui concerne l’éclairage, on constate une évolution assez différente pour la cire, qui, produit de luxe, a été moins sensible à l’augmentation générale des coûts, et pour le suif et les chandelles qui, malgré une longue période de stagnation entre 1520 et 1560, ont suivi une courbe d’inflation de l’ordre de 3%/an.

 

 

Prix des métaux et des matériaux de construction

 

Enfin, pour compléter, on a représenté les évolutions des prix des métaux et des matériaux de construction.

Les métaux non ferreux font preuve d’une très grande stabilité, suivant une courbe d’inflation de l’ordre de 1 % par an, voire pratiquement nulle en fin de siècle. Le fer présente une augmentation plus nette, et suit la tendance générale observée sur les autres produits, en restant très proche de la courbe correspondant à ce que nous avons appelé « inflation minimale ». Marino Cavalli note en 1546 ([374]) que l’argent, le cuivre et une grande partie de l’étain étaient importés d’Allemagne, et qu’ils coûtent bien plus cher qu’à Venise, sans doute à cause du volume du commerce existant entre l’Allemagne et Venise, ainsi que de la proximité des états.

 

 

Pour les matériaux de construction, l’évolution des prix pour la chaux, le plâtre, les tuiles à Paris, le ciment, les briques et les clous à lattes (utilisés pour les couvertures, et suivant le coût du fer) démontrent une importante stabilité jusqu’en 1560, après une légère hausse dans les dix premières années du siècle. Les évolutions des prix des matériaux se différencient ensuite. Le plâtre et les tuiles à Paris subissent de fortes augmentations et rejoignent la courbe d’inflation maximum jusque vers les années du siège de Paris; les prix baissent ensuite, témoignant sans doute d’une très faible activité de construction ou de réparation dans la capitale. Les briques subissent des augmentations plus modérées, de l’ordre de 1%/an. Pour ce qui concerne les clous à latte, déjà considérés pour l’évolution du prix du fer, on constate une évolution très modérée et pratiquement constante sur le siècle. Il faut remarquer que si l’évolution du prix des tuiles hors Paris se situe dans la tendance générale, leur coût est très nettement inférieur à celui des tuiles à Paris.

 

 

Cette évolution se retrouve sur les loyers des maisons à Paris(12) comme on peut le voir sur la courbe ci-contre. Ces chiffres évoluent d’une valeur moyenne de l’ordre de 20 livres tournois par an au début du siècle, jusque vers des valeurs de 150 livres tournois par an à la fin du XVIe siècle, soit une multiplication par 7 à 8. On remarque une forte chute des loyers au début de la dernière décennie, concomitante avec le siège de Paris par les troupes de Henri IV, période, il est vrai, peu propice au développement du marché immobilier. Ce fut d’ailleurs aussi des périodes pendant lesquelles les grands propriétaires fonciers, comme les hôpitaux (tel le quinze-vingts), eurent beaucoup de mal à recouvrer leurs loyers ; on trouvera souvent dans les registres ces sommes comme devant être reportées d’une année sur l’autre.

 

Prix de l'habillement

 

Alimentation, logement, éclairage, chauffage, il est aussi intéressant pour finir de s’intéresser au prix des matériaux de base pour l’habillement, que ce soit les cuirs ou les toiles. Pour ce qui concerne les peaux, on constate une évolution assez constante jusqu’en 1560 légèrement au-dessus de la courbe d’inflation minimale. Il y a ensuite une phase de stagnation, voire de baisse pour le veau, jusqu’à la fin du siècle.

 

 

Pour les toiles et draps, l’évolution constatée correspond en moyenne à une inflation constante sur l’année de l’ordre de 2%/an sur toute la durée du XVe siècle. L’industrie de la laine – les draps - s’est développée très tôt, dès le XVe siècle avec la mise en place de réseaux commerciaux européens. Il y avait des moutons partout, mais c’est surtout l’Espagne et l’Angleterre qui étaient les deux grands pays producteurs. La fabrication des draps était elle développée en Italie et dans les Flandres. En France c’est surtout dans les régions normande et champenoise, dans l’Aunis, la Saintonge et le Berry que se maintient cette industrie. L’industrie du lin – les toiles – est elle liée aux régions humides qui conviennent à la culture de la plante et qui sont riches en cours d’eau pour le rouissage(13) des fibres. En France, ce sont dans les vallées de la Saône et du Rhône, dans la Bourgogne, la Bresse et le Bugey que se sont développés les lieux de production. L’industrie flamande est devenue la première d’Europe, en particulier suite au besoin en voiles pour la navigation. L’industrie de la soie s’était développée de manière importante en France depuis Louis XI qui l’avait introduite à Tours. Grace à la proximité de la cour, cette industrie y prospéra, occupant vers 1550, 800 maîtres et 4000 compagnons sur 8000 métiers(14).

 

 

Les explications contemporaines

 

 

Comment cette augmentation était-elle perçue par les contemporains ? Si pendant la première moitié du XVIe siècle, on pouvait sans doute considérer que les prix restaient stables, la situation au début des années 1560 était tout à fait inusuelle, et nombre de voix, ou de plumes, s’élevèrent pour dénoncer ou expliquer ce phénomène. Une des plus célèbres controverses a été celle qui a opposé, épistolairement, le seigneur de Malestroit(15) qui, dans ses paradoxes en 1566 voulait démontrer que les prix n’avaient pas augmenté, à Jean Bodin qui entreprit de lui répondre en démontant ses arguments.

Quels étaient les arguments de Malestroit ? Ils tenaient en deux paradoxes.

 

Le premier était « Que l’on se plainct à tort en France de l’encherissement de toutes choses, attendu que rien n’y est enchery puis trois cens ans ». Malestroict, sur une série d’exemple, cherche à montrer que le prix des denrées n’a pas augmenté si on les compte en quantité d’or. Il est en ce sens dans la logique de la séparation de la monnaie de compte de celle d’échange. Le premier exemple cité, et qui vaut pour les quelques autres, concerne le prix de l’aune de « bon velours ». Il part du fait qu’en 1328, du temps de Philippes de Valois, l’aune de velours valait quatre livres (tournois), et qu’il fallait donc quatre écus (pièce d’or) pour s’en acquitter. En ce temps, l’écu « valait » vingt sols. En 1568, le même écu vaut 50 sols pour la même quantité d’or(16). L’aune de velours valant en 1568 dix livres (200 sols) et non plus quatre, elle peut aussi être payée par quatre écus (de cinquante sols chacun). Ici, la monnaie de compte a été « dévaluée » par rapport à la monnaie d’échange et le prix de la marchandise concernée, en monnaie de compte, a été « augmenté » en proportion. Bien entendu, le raisonnement de Malestroict généralisé à l’ensemble des denrées supposerait que cette augmentation d’un facteur quatre était valable pour tous les produits, ce qui, on l’a vu précédemment, n’a pas vraiment été le cas. On notera néanmoins que ce facteur « 4 » en 1568 se situe entre les deux courbes d’inflation que nous avons utilisées comme références.

 

Le deuxième paradoxe était « Qu’il y a beaucoup à perdre $ur un e$cu, ou autre monnoye d’or & d’argent, encores qu’on la mette pour me$me pris qu’on la reçoit. ». Le seigneur de Malestroict dans son développement sur le deuxième paradoxe commet une erreur de principe à la fois liée à la coexistence d’une monnaie de compte et d’une monnaie de paiement, et à une connaissance balbutiante des mécanismes monétaires à une époque où ceux-ci, du fait de l’internationalisation des échanges et des afflux des métaux précieux provenant du nouveau monde, commençaient à se développer dans toute leur complexité. Ainsi Malestroict se plaint de l’augmentation de la valeur des monnaies métalliques comptée en monnaie de compte ; il donne l’exemple de l’écu, pièce d’or, qui passe de 20 sols tournois au début du siècle à 50 sols tournois dans les années 1560. Il en déduit que les revenus des terres, des rentes, des offices, en fait les revenus de la noblesse principalement, qui étaient comptées en monnaie de compte, et qui restèrent très longtemps stables, et qui étaient payés en « écus », ne firent que décroître au fil du temps en équivalent écu. Ainsi, un revenu de 100 livres en 1500 était payé avec 5 écus et ne l’était plus qu’avec 2 écus en 1560. En suivant son premier paradoxe, ce revenu ne permettait d’acheter que 2,5 fois moins en 1560 qu’en 1500.

Jean Bodin, de son côté, commence dans sa réponse aux paradoxes du seigneur de Malestroict(17) par s’opposer à l’idée que les prix des marchandises, comptés en métal précieux, or ou argent, sont restés stables pendant de longues périodes de temps. Au-delà du constat déjà relevé ci-dessus que le facteur quatre de Malestroict ne s’appliquait qu’à une partie du marché, Jean Bodin développe l’exemple du velours pour montrer que la référence elle-même utilisée par Malestroict ne pouvait pas être considérée comme étant stable, et que son exemple, au contraire de démontrer la stabilité du coût de cette matière, démontrait son enchérissement de fait. En effet, sous Philippe de Valois, le velours était une denrée rare et précieuse, provenant de Damas en Syrie et de Bourse en Natolie(18), industrie progressivement assimilée par les Grecs et les Italiens. Jean Bodin dit que les moulins à soie, « empruntés » aux Génois, étaient inconnus en France au XVe siècle, alors que leur implantation était, dans les années 1560, largement développée à Tours, Lyon(19), Avignon, Toulouse et dans beaucoup d’autres villes du royaume. Ce développement a fait que le velours est devenu commun et que de plus en plus de personnes, « tout le monde », en portait ; sa valeur intrinsèque ne pouvait donc qu’être qu’inférieure à celle qu’il avait du temps de Philippe de Valois. En conséquence, si son prix en « or » est demeuré constant, cela signifie qu’il s’est enchéri considérablement. Jean Bodin complète sa démonstration en développant la même analyse sur le vin et le blé, et enfin sur les terres.

Jean Bodin continue par proposer des explications de l’augmentation des prix et les moyens de faire en sorte de lutter contre leurs effets négatifs. Il propose « trois causes » qui seront in fine quatre :

• « l’abondance d’or et d’argent »

• « la partie des monopoles »

• « la disette »

• « le plaisir des roys & grans seigneurs ».

 

Sur l’abondance d’or et d’argent, il ne propose pas réellement une explication mécanistique de l’effet de l’augmentation des quantités des métaux précieux, mais tire de l’histoire ancienne plusieurs exemples où l’accroissement des quantités d’or conduisit à une augmentation constatée des prix. Il démontre ensuite qu’il y a effectivement plus d’or dans le royaume de France qu’auparavant en comparant ce que les rois ont réussi à lever pour des rançons ou pour financer les guerres. Enfin, il explique pourquoi cet or est en France. Le retour de la paix à la fin des guerres civiles des maisons d’Orléans et de Bourgogne permit une reprise de la production agricole et une augmentation significative de la population qui revint au niveau qu’elle avait atteint à la fin du XIVe siècle. La pacification des relations avec le Levant suite aux actions de François 1er, la paix avec l’Espagne et le nord de l’Europe, ouvrirent des marchés énormes à l’exportation des blés et du vin dont la France était productrice, ainsi que pour le sel dont étaient très demandeurs les pays nordiques pour la salaison des poissons (en particulier relevé par Marino Cavalli en 1546 ([374]), qui chiffre les revenus de la vente du vin à 1 500 000 écus).

L’Espagne et le Portugal, gavés de l’or que ramenaient leurs bateaux, n’hésitaient pas à acheter les produits français aux négociants internationaux(20). Les Italiens, pour lesquels l’autorisation donnée à la noblesse de « commercer » avait permis un enrichissement important, achetaient eux le blé de Provence et de Languedoc. La France par contre n’achetait que modérément à l’étranger, si ce n’est des produits de luxe en Italie ou des produits de base comme l’alun(21) ou le plomb. La dernière cause qu’il mentionne quant à l’afflux d’or est la création de la banque de Lyon par Henri II qui « prenant à dix, puis à seize,& jusques à vint pour cent en sa necessité » avait attiré beaucoup d’investisseurs italiens en France, comme d’ailleurs les rentes(22) constituées sur la ville de Paris.

 

Sur les monopoles, il ne s’étend pas trop, considérant que les décisions des états généraux d’Orléans devaient réduire l’influence des confréries et des syndicats. Sur la disette, ou la pénurie, il condamne la pratique de certains négociants consistant à « confisquer » le blé de France pour le vendre à l’exportation, conduisant ainsi à l’augmentation des prix dans le pays qui était lui même le producteur(23). Il constate de plus que le prix du blé est plus bas en temps de guerre extérieure qu’en temps de paix du fait de l’interruption du commerce extérieur qui poussait les négociants à baisser leurs prix pour écouler leur marchandise. Cette disette organisée a été aussi longuement décriée par Claude Haton dans ses mémoires ([155]). Il condamne aussi le gaspillage qui est fait de certaines denrées, comme la soie par exemple, dont la trop grande consommation conduit à une augmentation des prix. Il prônera un retour à la sobriété, en particulier pour les vêtements, mais aussi pour la nourriture.

 

Enfin, et pour certains produits, il condamne les effets de mode provenant de la cour qui transforment certains produits en produits de luxe pour lesquels le prix d’achat n’a pas vraiment de valeur modératrice pour l’acheteur.

Jean Bodin explique que c’est le plaisir des grands seigneurs qui définit le prix des pierres précieuses plus que leur abondance ou leur rareté. Il donne l’exemple de la perle qui était dans l’antiquité le bien le plus précieux et qui au 16° siècle avait perdu beaucoup de son attrait et donc de sa valeur. Il cite Cléopâtre qui, possédant deux perles d’une once chacune, estimées à cinq cents mille écus, en fit « fondre » une pour l’avaler afin de montrer sa puissance…

 

Les mesures qu’ils proposent ne sont pas vraiment toutes convaincantes. Il confesse ne pouvoir rien faire par rapport à l’afflux d’or et d’argent dans le royaume ; il pense que les lois prises ou qui vont être prises contre les monopoles seront suffisantes ; il propose de simplifier les monnaies de paiement et de les rendre plus difficilement falsifiables. Pour la disette organisée, il propose deux types de mesures. D’abord il défend dans un long développement la nécessité de ne pas arrêter de faire du commerce international, que ce soit pour des raisons économiques, morales ou religieuses, mais défend, qu’au moins pour le blé, celui-ci soit encadré et que des greniers soient établis dans les villes(24). Il propose aussi un transfert des taxes(25) sur ces marchandises du marché intérieur vers le marché extérieur, avançant que le besoin qu’avaient l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, … des produits français était tel qu’un enchérissement des ces produits ne seraient pas un frein à leur exportation, et qu’en conséquence il y aurait une diminution des charges sur le peuple français qui faciliterait son enrichissement. Une autre mesure étonnante et sur laquelle il consacre un long développement, est de favoriser la consommation du poisson(26) pour permettre de diminuer la demande sur la viande et donc d’en faire baisser le prix…

 

Sur la courbe ci-après, on a repris les évolutions des prix qui avaient été représentées sur la figure donnée en tête de ce chapitre, en corrigeant les prix pour garder une équivalence en « poids d’argent ».

On constate que pendant la première moitié du siècle, la dévaluation de la livre tournois par rapport à l’argent ne joue pratiquement pas sur l’évolution des prix, mais que cet effet est important, principalement dans les trente dernières années où elle entraîne une baisse de 40% de la hausse…. Le premier paradoxe de Malestroit, si applicable, aurait conduit à une courbe « plate ».

 

 

Notes
(1) La monnaie de compte est une monnaie théorique qui sert à définir de manière universelle la valeur d’un bien ou un salaire ; elle est exprimée en livres, sous et deniers. La livre équivalait à une livre d’argent à l’origine ; 20 sous font une livre, et douze deniers un sou. La monnaie d’échange était constituée de pièces fabriquées avec différents métaux, et pour lesquelles une équivalence en monnaie de compte était définie.
(2) Orléans, Soissons, Troyes
(3) [157], voir les courbes détaillées au paragraphe 5.10.
(4) Ainis elle note aux halles de Paris une différence de près de 30% entre les prix maximums et minimums.
(5) Frédéric Mauro ([305]), indique que vers 1550, la ville de Paris comptait de l’ordre de 300 000 habitants, ce qui en faisait un pôle de demande forte.
(6) [163]
(7) Maladie parasitaire des bovins et des porcins, provoquée par le développement dans divers tissus et notamment dans les muscles, de larves de ténia ou cysticerques.
(8) Du bois livré en bûches, mais aussi des cotrets qui sont des petits fagôts de bois courts.
(9) Georges D’Avenel, [263]
(10) Voir en particulier Fédéric Mauro, [305]
(11) Au début du XVIe siècle la rivière d’Ourcq se révèle comme la voie la mieux adaptée pour amener à Paris le bois de chauffage et de construction de la forêt de Retz près de Villers-Cotterêts, ainsi que les céréales produites dans le duché de Valois. Un début d’aménagement est alors décidé. Le 26 mai 1520, des lettres patentes sont signées par François 1er qui autorisent le prévôt des marchands et les échevins de Paris à faire curer, nettoyer et rendre navigable tant lesdits rus et rivières de Seine, Vanne, Morin et Ourcq, qu'autres étangs et démolir tout moulin qui nuirait à la navigation. Sur la base d’un projet présenté par Louis de Foligny, le lit de la rivière Ourcq est redressé, des barrages et ouvrages de canalisation sont construits sur une quarantaine de kilomètres entre Silly-la-Poterie et sa confluence avec la Marne pour approvisionner Paris en bois de chauffage de la forêt de Retz et en céréales du duché de Valois. Mais des différends entre concessionnaires perturbent la réalisation des travaux. Catherine de Médicis, propriétaire de la forêt de Retz, intervient en 1562 pour les relancer. Vers 1564, la rivière d'Ourcq est rendue flottable de Lizy-sur-Ourcq à Silly-la-Poterie pour favoriser l'approvisionnement de Paris et l'exploitation des bois de la forêt de Villers-Cotterêts.
(12) On a représenté sur ce graphique le montant en absolu donné par Georges d’Avenel ([263]) et Emmanuel Le Roy Ladurie ([265]), sans chercher à montrer l’évolution au cours du siècle. En effet, les données disponibles ne permettent pas de faire le lien entre un loyer et une surface habitée, entre un loyer et une catégorie de logement, en ce sens elles sont difficilement comparables entre elles. Néanmoins, le travail d’Emmanuel Le Roy Ladurie analysant des données notariales, permet d’avoir une assez bonne vision de la progression du « marché » locatif à Paris.
(13) Dans le dictionnaire de Furetière, [107], on trouve la définition suivante : « On met le chanvre, le lin, rouïr dans des eaux mortes, pour en détacher plus facilement la filasse quand il est à deli pourri. Il est défendu de faire rouïr le chanvre dans les eaux vives, parce que cela fait mourir le poisson. »
(14) Frédéric Mauro, [305]. L’industrie de la soie, s’était développée d’abord en Italie du Nord : Toscane, Ligurie et Vénétie. Ce fut une des activités principales des Médicis à côté de l’industrie de la laine. Marino Cavalli, en 1546 ([374] page 259), donne ce chiffre et rapporte : « Plusieurs fabricants vénitiens s’y sont établis avec leurs familles, et des Génois en plus grand nombre encore ; puis des Lucquois, sans compter les Français eux-mêmes, qui ont appris le secret du métier. Ils ont même commencé à planter des mûriers, à élever les vers à soie, et à en tirer du produit autant que le climat le permet. Ils tâchent de réussir à force d’industrie ; et nous autres, que la nature a favorisés de tant de manières, nous laissons les étrangers s’enrichir des profits que nous devrions faire. »
(15) Jean de Malestroit (XVIe siècle) est un économiste connu pour ses débats, plus tard désignés sous le nom de Controverse sur la monnaie. Les archives de la Chambre des comptes mentionnent l'existence d'un certain Jehan Cherruyt, Jean Cherruies ou Cherruier, seigneur de Malestroit. Jean de Malestroit serait mort en 1578.
(16) A 10% près néanmoins
(17) Jean Bodin, « La response de maistre jean Bodin avocat à la cour au paradoxe de monsieur de malestroit… » ([257])
(18) La ville de Pruse, ou Bursa, en Anatolie : Sous la domination ottomane, la ville est le centre de production de soieries royales, facilitée par la culture du mûrier aux alentours du Nilufer. En plus d'une sériciculture locale de grande ampleur, on y importe de la soie naturelle principalement en provenance d'Iran (via Tabriz et Trabzon) et parfois de Chine. Elle est alors le centre de confection de caftans, la longue tunique traditionnelle, ainsi que celui des coussins, de la broderie et d'autres soieries ornant les palais impériaux jusqu'au xviie siècle. [Wikipedia].
(19) C’est en 1535 que François 1er accorde une charte à deux commerçants de Lyon, Etienne Turquet et Barthelémy Naris pour développer la soierie à Lyon : «pour ce mêmement que lesdits Gênois, rebelles comme dit est, au moyen de ce toutes les années tirent un million d'or ou environ de notre royaume, et de ce portent faveur et aide à nos ennemis, à notre très grand regret et déplaisir, et pour obvier à ce, lesdits suppliants nous ont fait dire et remontrer que s'il nous plaisait octroyer à Etienne Turquet, Barthélemy Nariz, leurs compagnons et ouvriers qu'ils feront venir dudit pays de Gênes avec leurs femmes, familles et enfants pour perpétuellement habiter et résider en notre dite ville de Lyon et y faire lesdits draps de soie, jouir de tels ou semblables privilèges que nous ou nos dits prédécesseurs ont donné et octroyé à ceux de Tours, lesdits Turquet et Nariz et compagnons feront tel devoir que, dedans les fêtes de Pâques prochaines, ils auront mis sus plusieurs métiers et ouvrages en notre ville de Lyon pour faire lesdits velours et autres draps de soie, qui sera un gros bien pour notredit royaume et pour ladite ville, et la totale ruine desdits Gênois, humblement requérants sur ce nos lettres de provision. » ([Site de l’académie de Lyon]). L’industrie de la soie compte près de 5000 ouvriers à Lyon en 1550.
(20) Et à attirer chez eux ouvriers et artistes, appâtés par des perspectives de rémunération bien plus fortes qu’en France.
(21) Sel, sulfate double d’aluminium et de potassium, astringent, émétique et hémostatique, il était utilisé pour traiter le cuir. D’importants gisements furent découverts à la fin du XVe siècle dans les monts de Tolfa, une région appartenant aux Etats Pontificaux.
(22) Qui avaient été déclarées comme ne participant pas du péché d’usure.
(23) Et à faire rentrer en France du « méchant blé noir venant de la Baltique ».
(24) Il faut noter que les mesures protectionnistes étaient “monnaie courante » au XVIe siècle. Frédéric Mauro dans [305] donne quelques exemples. En Espagne d’abord, où, dès 1511 une loi imposait aux articles de laine étrangers qu’ils fussent conformes aux règlements des métiers castillans ; Charles Quint interdit l’exportation de plusieurs types de denrées : lin, chanvre, peaux, cuirs, soie brute, fer et minerais de fer, …. En France, des lettres royales de 1516 interdisaient l’importation de tissus d’or, d’argent, de satin, de velours, de taffetas, de damas. A Florence, Cosme Ier interdit la sortie des denrées en 1557 et 1559, et stabilise ainsi les prix agricoles et les salaires industriels. Il cite aussi un essai de Luis Ortiz, « memorial para que no salga dinero del reino », publié en 1558, et qui déjà montrait que l’exportation de matières premières et l’importations de denrées manufacturées ne pouvait que conduire à la ruine le pays exportateur et enrichir les pays qui transformaient les matières premières….
(25) Il mentionne que certains produits français étaient moins chers en Angleterre qu’en France car non soumis aux mêmes taxes.
(26) Voir plus haut un extrait de son texte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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